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Projets en cours

  • a) Héritages botaniques des Lumières : exploration de sources et d’herbiers historiques à l’intersection des lettres et des sciences

    Botanical legacies from the Enlightenment: unexplored collections and texts at the crossroads between humanities and sciences

     

    Projet FNS-Sinergia no 186227, Université de Neuchâtel, Institut de biologie, Institut de littérature française. Requérants : Jason Grant, Nathalie Vuillemin.

    Le projet porte sur les collections botaniques de Jean-Jacques Rousseau et de plusieurs de ses contemporains. Il envisage la botanique du XVIIIe siècle comme un ensemble de savoirs et de pratiques qui mobilisent différents types d’acteurs. L’équipe de recherche s’interrogera en particulier sur la valeur historique et scientifique des herbiers anciens, et sur les possibilités de présenter en ligne ces collections complexes.

    Centrée sur Rousseau et sur des naturalistes en relation avec lui, la recherche se décline en trois sous-projets. Le premier portera sur les herbiers confectionnés par Rousseau et les spécimens que le philosophe a obtenus auprès de ses correspondants, parmi lesquels le botaniste français Jean-Baptiste-Christian Fusée-Aublet. Un travail alliant botanique, histoire et informatique permettra de reconstituer cette collection de plusieurs milliers de plantes sous la forme d’un herbier virtuel consultable en ligne. À partir du cas de Fusée-Aublet, le second sous-projet s’intéressera aux botanistes voyageurs qui partent pour l’Amérique. Sur le plan historique, il explorera la construction d’un savoir des Antilles et s’interrogera sur le programme d’une botanique coloniale dirigé depuis Paris. Sur le plan scientifique, il permettra d’avancer dans la typification des spécimens tropicaux. Enfin, le troisième sous-projet envisagera la botanique à une échelle locale. Il portera sur des naturalistes neuchâtelois : Jean-Antoine d’Ivernois et Abraham Gagnebin, qui initient Rousseau à la botanique, et Jean-Frédéric Chaillet. Ces trois hommes sont à la base de la première étude floristique de la région. Une connaissance approfondie de leurs travaux permettra de comprendre l’évolution de cette flore sur les plans biogéographique et environnemental.

    Interdisciplinaire et collectif, le projet rassemblera les compétences de botanistes, d’historien-ne-s et d’historien-ne-s de la littérature spécialisés dans l’étude des écrits scientifiques. Il constituera le noyau d’une réflexion sur l’alliance des sciences et des lettres au XVIIIe siècle.

     

  • b) Epistémologie visuelle et formation d’un discours savant de l’invisible

    Entre 1740 et 1840 se met en place, dans les sciences de la nature européennes, un espace d’investigation et d’inscription du véritable invisible. Si les premières observations microscopiques datent de la seconde moitié du 17e siècle, si Anton van Leeuwenhoek observe dès 1676 ses premiers « animalcules », il faut attendre les Essays in Natural History and Philosophy de John Hill en 1752 pour que les productions microscopiques intègrent une première tentative de classification. Encore ce « règne des animalcules » n’est-il pas établi dans une langue normée et partagée. C’est Linné, en 1767, dans la douzième édition du Systema naturae, qui crée un genre spécifiquement dédié à ces êtres, le CHAOS : il rassemble des corps fortement indéterminés, invisibles à l’œil nu, protéiformes, véritable défi épistémologique pour la science à venir. En 1773, le CHAOS linnéen est redistribué dans une classification claire par Otto-Friedrich Müller, qui consacre encore un ouvrage aux animalcules en 1786. De nombreux traités généraux et classificatoires paraissent entre cette période et la publication des Infusionsthierchen d’Ehrenberg en 1838. Parallèlement, l’observation microscopique se généralise et s’étend bien au-delà de la seule catégorie des animalcules et infusoires, vers l’observation d’algues, de champignons, d’éléments constitutifs du tissu organique, etc. L’Encyclopédie méthodique intègre cette microbiologie naissante dans des volumes consacrés à l’helminthologie, la mycologie, l’algologie, diffusant les recherches toujours plus actives des acteurs du Muséum d’histoire naturelle, mais également des savants allemands. Un corpus de savoirs spécialisés se met donc en place, avec une langue dédiée, des méthodes d’observation, et l’ouverture progressive de nouveaux questionnements sur le sens de ces êtres microscopiques dans l’économie naturelle. L’invisible devient une nouvelle catégorie épistémique dans l’espace de la science.
    Ces questions font l’objet d’un projet de recherche subventionné par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, intitulé « De l’observation isolée au savoir partagé: négociations discursives et construction du véritable invisible dans les sciences naturelles entre 1740 et 1840 » (Projet FNS 100012_159508). Sur la base d’un corpus de textes théoriques, d’observations publiées, mais également de nombreux manuscrits (correspondances, carnets de laboratoire, notes diverses, brouillons) conservés au Muséum d’histoire naturelle de Paris, à l’Académie des sciences et à la Bibliothèque de Genève, ce projet a pour but d’explorer la manière dont les savants élaborent cette nouvelle catégorie, sur les plans cognitifs et discursifs. Le système et la langue classificatoires qui se développent dans ces années permettent de résoudre un certain nombre de problèmes relatifs à l’identification et à la nomination de ces objets invisibles dans un langage aussi neutre que possible. Mais parallèlement, dans le champ expérimental, le passage de l’observation au discours pose des problèmes qui dépassent largement la question de l’identification : comment élaborer la description qui permettra de reconnaître un objet observé parfois de manière aléatoire ? Comment le transformer en objet de connaissance ? Comment l’interpréter ? Toute une rhétorique de l’invisible est ici en acte, où se mêlent des modèles profondément ancrés depuis Leeuwenhoek, des tentatives de lier l’observation à une conception plus générale de la vie et de la matière (spontanéisme notamment) ou encore une fascination évidente pour le nouveau spectacle qu’offre ce pan inconnu de la nature.
    Je poursuis ici les travaux sur l’inconnu scientifique que j’avais effectués dans le cadre de ma thèse de doctorat (Les beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009). Mon but est de développer une approche plus systématique de la question pour aboutir à une compréhension pointue, formalisable sur le plan théorique, des mécanismes de négociation qui se mettent en place entre les observations isolées des savants sur des objets problématiques, difficilement accessibles, échappant à une appréhension partageable, et leur intégration dans le champ d’une communauté de savoir. Par « négociation », je ne me réfère pas à une théorie linguistique ou interactionnelle particulière, mais j’entends désigner deux niveaux d’élaboration du discours de l’invisible : d’une part, à l’échelle de l’ensemble complexe des interactions entre l’observateur et son contexte – intellectuel, culturel, idéologique, communautaire ; d’autre part, relativement aux procédures internes à son travail dans l’espace du laboratoire. Influencé par les éléments contextuels mentionnés plus haut, mais aussi par les événements de l’expérience, enfin par le fait même qu’il procède parallèlement à l’exercice d’observation et à celui d’enregistrement, le savant négocie une compréhension de son objet et de la manière dont il en construira la visibilité, dans le texte, afin de lui donner corps et de le faire accepter par la communauté à laquelle il le destine.
    Ce projet, qui vise à la formation d’un-e doctorant-e, sera mené en collaboration étroite avec Marc Ratcliff (UNIGE), spécialiste de l’histoire de la microscopie du XVIIIe siècle et historien des sciences, dont les travaux offrent une première base solide de réflexion vers une appréhension plus globale du phénomène. Il dépasse toutefois la seule histoire de la microscopie pour s’inscrire dans une interrogation sur l’apprentissage de l’invisible, comme apprentissage du regard et du discours. On dialoguera ainsi en permanence avec les nombreuses études qui ouvrent de nouvelles pistes quant à l’appréhension de l’invisible, tant du point de vue de la construction sociale de l’acte perceptif que du dépassement de la simple représentation dans la mise en visibilité de l’objet invisible.

     

  • c) Savoirs de l’altérité (XVIIIe-XXe siècle)

    Cet axe de recherche regroupe plusieurs projets en cours qui, sur des corpus aussi bien savants que littéraires, tentent de cerner la manière dont se constitue un savoir sur l’altérité (naturelle ou humaine) qui est aussi savoir de l’altérité : observation ou assimilation de la manière dont la réalité radicalement étrangère produit un savoir qui lui est propre, bouleversant souvent les méthodes d’investigation ou le système des connaissances européennes. Les études suivantes sont en cours :
     

    • « Les savoirs des ‘barbares’, des ‘primitifs’ et des ‘sauvages’ dans les savoirs francophones des XVIIIe et XIXe siècles ». Nathalie Vuillemin, en collaboration Françoise Le Borgne (Université de Clermont-Ferrand) et Odile Parsis (Université de Lille 3).

     L’émergence, au XVIIIe siècle, d’une réflexion anthropologique et de la culture antiquaire encourage la reconnaissance de savoirs chez des peuples a priori définis par leur infériorité intellectuelle, culturelle et morale : les « barbares », les « primitifs » et les « sauvages ». Une maîtrise des ressources naturelles et de savoir-faire spécifiques, des aptitudes morales, des pratiques culturelles et une véritable organisation sociale leur sont désormais concédées au sein de discours contradictoires qui les envisagent tantôt comme les représentants d’un stade archaïque de l’humanité voué à disparaître, tantôt comme l’incarnation d’une perfection originelle considérée avec nostalgie, tantôt enfin comme l’expression extraordinairement diverse des potentialités de la nature humaine.
    Une série de journées d’études interdisciplinaires a mis en évidence la prégnance de cette problématique dans les savoirs, les lettres et les arts aux XVIIIe et XIXe siècles. Les 12 et 13 avril 2013, à Neuchâtel, la réflexion a porté sur les approches lexicographiques et sémantiques des catégories de « barbares », « primitifs » et « sauvages » et sur la définition de la notion de « savoir » appliquée à ces peuples. Le 11 octobre 2013, à Lille, les communications ont analysé l’évolution des cadres épistémologiques permettant de rendre compte du glissement de la réflexion philosophique aux savoirs historiens dans les discours tenus sur ces peuples aux XVIIIe et XIXe siècles. Les 1er et 2 avril 2015, à Clermont-Ferrand, nous avons tenté de mesurer l’impact de ces mutations sur les représentations picturales et littéraires des « barbares », « primitifs » ou « sauvages » et leur contribution à la mise en évidence, la valorisation ou au contraire la contestation de l’existence d’un savoir qui leur serait spécifique. Ce projet est actuellement en cours de publication auprès des Editions Garnier.

     

    • « Déchiffrer l’espace, réécrire l’histoire: émergence de la spécificité du paysage américain dans les discours littéraires et savants sur les Antilles françaises aux XVIIIe (1685-1804) et XXe-XXIe siècles (1939-2015) » (Eva Baehler, thèse de doctorat)

    La poétique d’Edouard Glissant, qui se dessine à partir des années 1950 et constitue le socle idéologique de la créolité telle que l’ont conçue Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, a consacré une place essentielle à la définition d’une spécificité antillaise, du point de vue de l’identité géographique, culturelle, et, avant tout peut-être, historique. Ce dernier point est en effet particulièrement problématique puisque la chronique coloniale a, depuis l’implantation fran-çaise aux Isles, entériné non seulement la dépossession du passé, mais aussi celle de la mémoire des populations amé-rindiennes et des communautés ayant enduré l’esclavage. Dans un contexte et selon une perspective différents, le cons-tat d’une carence historique, attribuée à la politique de conquête des Européens, se fait jour chez certains penseurs du XVIIIe siècle. Faute de monuments et de documents écrits, appréhender le passé précolombien du continent américain, et notamment des Indiens Caraïbes disparus dès la fin du XVIIe siècle, relève de l’impossible; malgré les nombreuses tentatives savantes pour reconstituer une généalogie remontant aux «temps reculés», Rousseau pressent par exemple que l’origine et donc l’essence d’un pan de l’humanité échappera à jamais à la connaissance objectiveune relecture de l’espace et de la nature d’une part, une mise en récit de l’histoire et une rééva-luation du modèle généalogique traditionnel d’autre part. Au XVIIIe siècle, moment d’intense questionnement identi-taire et épistémologique, l’histoire naturelle, les débuts de l’archéologie et de l’anthropologie, mais aussi la littérature et le mythe sont pressentis comme de possibles alternatives pour pallier, du moins théoriquement, le manque de sources. Les écrivains antillais des XXe et XXIe siècles s’efforcent pour leur part de substituer à l’Histoire les histoires, celles qui prennent leur source non plus dans des savoirs et des discours consignés par une élite, mais dans un imaginaire collectif de la diversité, de la créolisation ; ainsi les bribes des contes apparus clandestinement sur les plantations, les multiples traces qui subsistent dans le réel antillais, mais aussi les mythes et les récits que s’approprient le «marqueur de paroles» participent de cette (re)naissance qui est aussi une résistance à l’assimilation politique, historique et canonique fran-çaise. Ce regard croisé permet ainsi de voir émerger, dans deux mondes a priori étrangers, deux représentations selon nous inédites du paysage proprement américain, et plus particulièrement de la Caraïbe, qui se font écho et s’éclairent l’une l’autre par-dessus le gouffre des siècles et les ellipses de l’histoire officielle. 1. Le refus d’un héritage culturel issu du XVIIIe siècle par les écrivains antillais contemporains, alors même que l’intertextualité et la filiation littéraire sont revendiquées comme participant de leurs fondements poétiques, est d’autant plus étonnant que leur démarche et celle de Rousseau, Diderot et bien d’autres, présentent une parenté certaine, laquelle se manifeste par une stratégie de détour(nement) de l’histoire. Dans un cas comme dans l’autre, celle-ci revêt, selon notre hypothèse, deux aspects principaux: une relecture de l’espace et de la nature d’une part, une mise en récit de l’histoire et une réévaluation du modèle généalogique traditionnel d’autre part. Au XVIIIe siècle, moment d’intense questionnement identitaire et épistémologique, l’histoire naturelle, les débuts de l’archéologie et de l’anthropologie, mais aussi la littérature et le mythe sont pressentis comme de possibles alternatives pour pallier, du moins théoriquement, le manque de sources. Les écrivains antillais des XXe et XXIe siècles s’efforcent pour leur part de substituer à l’Histoire les histoires, celles qui prennent leur source non plus dans des savoirs et des discours consignés par une élite, mais dans un imaginaire collectif de la diversité, de la créolisation ; ainsi les bribes des contes apparus clandestinement sur les plantations, les multiples traces qui subsistent dans le réel antillais, mais aussi les mythes et les récits que s’approprient le «marqueur de paroles» participent de cette (re)naissance qui est aussi une résistance à l’assimilation politique, historique et canonique française. Ce regard croisé permet ainsi de voir émerger, dans deux mondes a priori étrangers, deux représentations selon nous inédites du paysage proprement américain, et plus particulièrement de la Caraïbe, qui se font écho et s’éclairent l’une l’autre par-dessus le gouffre des siècles et les ellipses de l’histoire officielle.

     

    • « De l’observation à l’inscription : les savoirs sur l’Amérique entre 1600 et 1830 dans les textes d’expression française ». Nathalie Vuillemin, en collaboration avec Thomas Wien (Université de Montréal).

     La recherche sur les représentations de l’Amérique pendant la période coloniale a connu, ces trente dernières années, un développement remarquable. Au centre de nombreux travaux sur l’histoire de la circulation des connaissances, des représentations et des biens scientifiques, sur les phénomènes de transculturation et de métissages, et sur l’émergence de formes nouvelles d’écriture, le corpus immense des archives coloniales envisagées au sens large – du compte rendu scientifique au récit de voyage, en passant par les rapports administratifs ou juridiques, publiés ou non – a donné lieu à de nombreux travaux et à un renouvellement de la critique.
    Plusieurs ouvrages consacrés à l’approche scientifique du territoire américain entre la première découverte européenne et l’époque des indépendances ont permis de montrer la manière dont se creuse un espace entre les projets initiaux des observateurs, leurs pratiques sur le terrain et la rhétorique mise en place dans la présentation des résultats. Dans le prolongement de ces travaux, et sans chercher à diminuer la dimension dramatique de cette histoire – violences, anéantissements, appropriation des espaces et des biens, mais également de la parole de l’autre, imposition de l’imaginaire des lieux aux peuples mêmes qui les vivaient –, nous avons tenté, lors d’un colloque qui s’est tenu à Montréal les 31 mai et 1er juin 2013, de revisiter une mutation épistémologique dont la profondeur fut justement illustrée par les difficultés de sa mise en discours. Car alors même qu’on se l’appropriait, l’Amérique résistait peut-être en s’imposant aux modes d’appréhension conventionnels comme un objet nouveau, jamais parfaitement familier, qui nécessitait une redéfinition des méthodes d’observation, d’interrogation et d’écriture ou de représentation graphique – l’élaboration de nouvelles formes de savoir, en somme.
    Si l’on a insisté sur les procédés qui, envers et contre tout, permettaient aux représentations et aux discours européens de s’imposer, peut-être n’a-t-on pas assez considéré les poches de résistance, d’inflexion du regard et de la pensée vers un métissage discret souvent, mais bien réel : inflexion qui se voit non seulement chez les créoles, mais chez les Européens aussi. Il s’agissait donc de chercher, dans l’esprit des travaux de Serge Gruzinski, la « parole silencieuse » de l’Amérique au sein de la parole dominante, que cette dernière soit métropolitaine ou créole.
    Les contributions proposées ont pris pour cadre l’ensemble du continent américain pendant la période s’étendant du début du XVIIe siècle à 1830, en privilégiant néanmoins l’angle français, que cette francité, au sens large du terme, caractérise le territoire observé ou le sujet observateur. Le terminus a quo choisi ici tient compte des débuts de la colonisation française tout en permettant de profiter de la production documentaire accrue, reflet de la mise en place des Académies et des programmes scientifiques, du dernier tiers du XVIIe siècle. Ce changement qui aboutit à une parole plus encadrée crée aussi les conditions de la participation créole à ce qui deviendra une conversation transatlantique. Il nous a paru que le XIXe siècle « national » a conduit à de nouvelles interrogations, et constitue par conséquent un ensemble distinct qui pourra être, le cas échéant, envisagé lors d’une rencontre ultérieure.
    Deux axes ont fait l’objet d’une attention plus particulière, l’un visant principalement le contenu et la forme des témoignages, le second les matériels de leur inscription :

    1. L’échec des dispositifs d’appropriation préconçus : quels sont les éléments qui entravent la logique d’appréhension symbolique du territoire et de l’autre ? On pense ici à la mise en échec des modes d’expérience et d’observation conventionnels ; à la gestion parfois difficile des préjugés dont le voyageur ne peut se départir, mais dont il éprouve pourtant en permanence les limites, voire l’ineptie ; à la soudaine incapacité de l’écriture ou d’autres systèmes graphiques de prendre en charge les lieux ; à l’obligation d’intégrer une parole et une logique locales, problématiques sur le plan épistémologique, etc. Les dispositifs mêmes d’effacement de ces éléments – ellipse, prétérition, négation, déni – sont parfois révélateurs de leur présence. Dans d’autres cas, ils deviennent la source d’un savoir alternatif, transformant le point de vue initial de l’observateur et, conséquemment, celui du lecteur.

    2. Le questionnement de l’archive : en tant que corpus fragmentaire, sélectionné parfois à dessein comme trace laissée aux contemporains et à la postérité, l’archive nous raconte la manière dont on devait écrire l’Amérique. Entre certains brouillons de récits de voyage, entre les carnets et le compte rendu publié, entre la correspondance privée et officielle, l’écart est parfois sensible. Au sein même de certaines archives, on constate que les blancs signifient parfois plus que le témoignage verbalisé. Comment gérer les partialités et les silences de l’archive ? Comment envisager, par ailleurs, les phénomènes de circulation et de lecture d’écrits parfois secrets, ou de manuscrits dont on empêchait à dessein la circulation et qui, eux aussi, venaient alimenter la représentation de l’Amérique – ou la court-circuiter ? Ces problèmes relatifs à la constitution des corpus, mais également à la circulation ou à la censure des témoignages et des savoirs « non officiels » nous permettront, là encore, de passer de l’autre côté du miroir historiographique conventionnel.

    Le résultat de ces rencontres sera publié en 2015 ou 2016 dans la collection des Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, à Oxford.
     

     

     

  • d) Littérature et sciences en perspective

    La discipline « littérature et sciences » a été créée aux Etats-Unis en 1985, lors du congrès international de l’histoire des sciences qui se tenait alors à Berkeley (Californie). L’interrogation sur les rapprochements possibles de ces « deux cultures » n’était certes pas neuve. Elle est l’un des grands débats de la culture d’après la seconde guerre mondial, et prend sa source au XIXe siècle. Mais l’influence des travaux de chercheurs comme Michel Foucault, le climat de relativisme scientifique et le fameux tournant linguistique des années 1970-80, permettaient l’émergence à la fin du XXe siècle d’un dialogue fécond entre historiens et philosophes des sciences, d’une part, analystes du discours et de la littérature, d’autre part, qui devait conduire à la publication de très nombreux travaux collectifs et monographiques prenant pour objet des corpus scientifiques. Depuis ces années fondatrices, de très nombreux départements de « science and literature » ont été ouverts. En France, où la tendance s’est manifestée beaucoup plus tardivement (deuxième moitié des années 1990) et a peiné à s’imposer, il semble désormais que tous les départements de littérature s’orientent vers une pratique interdisciplinaire de la discipline, avec un intérêt marqué pour les textes scientifiques ou les échanges entre espace savant et espace littéraire. Mais alors que les recherches menées aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne, ont toujours souligné la nécessité d’une interrogation aiguë quant aux méthodes qu’une telle transversalité implique, aux limites du dialogue entre les disciplines, et à la validité du regard littéraire sur les textes scientifiques, ces problématiques sont peu présentes dans la recherche francophone. Ce manque est d’autant plus sensible que le discours très optimiste qui présentait comme évident le rapprochement entre les disciplines au moment de la création des premières sociétés américaines de « littérature et sciences » n’est aujourd’hui plus d’actualité. Le relativisme scientifique ne fait plus partie des lieux communs de l’argumentation en faveur de l’interdisciplinarité. Enfin, celle-ci doit être menée par la rencontre de chercheurs issus aussi bien de l’histoire des sciences que de la littérature, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des projets de recherches francophones actuels.
    Grâce à une collaboration inter-universitaire avec Laurence Dahan-Gaida, de l’Université de Besançon, responsable du site « Epistémocritiques », nous souhaitons rendre plus présents les questionnements méthodologiques et théoriques impliqués par la pratique transdisciplinaire de la littérature. Le site « Epistémocritique – littérature et savoirs » (http://www.epistemocritique.org/), qui héberge nombre de contributions fondamentales à la recherche actuelle, est ainsi voué à devenir, à terme, un véritable dictionnaire en ligne de la littérature dans son rapport aux sciences. A une plus large échelle, nous comptons déposer une demande de financement européen visant à mettre en place un réseau international entre de nombreux centre de recherches dédiés aux « littératures et savoirs », dans la perspective d’une systématisation des études théoriques sur la question. Ce projet impliquera également, c’est là un point essentiel, des historiens des sciences, de telle sorte qu’un véritable dialogue entre les disciplines puisse avoir lieu.