Homme d’Eglise et d’Etat, le cardinal Jean Du Bellay (1498 ou 1499-1560) est un homme d’action et de culture qui correspond avec des rois, de hauts dignitaires, des hommes politiques et des humanistes de l’Europe de la Renaissance. Il est un acteur diplomatique majeur du règne de François Ier et de Henri II ainsi qu’un homme de lettres, à la fois orateur éloquent, poète, mécène, lecteur curieux et amateur de jardins.
Jean Du Bellay est un prélat d’Etat. Il est de ceux qui, avec de grands seigneurs, des hommes de loi, de hauts dignitaires et des favoris, appartiennent au Conseil du roi.
Sa naissance ne destinait pas Jean Du Bellay à ce rang. Il commence sa carrière ecclésiastique en devenant évêque de Bayonne puis, en 1532, de Paris. Il est encore et simultanément évêque de Limoges, du Mans et archevêque de Bordeaux. Mais c’est surtout par le cumul d’abbayes qu’il tire d’opulents moyens d’existence. En 1547, Henri II l’autorise à transférer annuellement de France à Rome 35’000 écus. Promu cardinal en 1535, Jean Du Bellay séjourne à Rome à plusieurs reprises, et même en permanence de 1547 à 1550, puis de 1553 à sa mort en février 1560. En mai 1555, Paul IV le récompense de son appui lors de son élection en le nommant doyen du Sacré Collège, au grand désappointement du cardinal de Tournon et au mécontentement de Henri II.
L’ascension de Jean Du Bellay s’explique par le clientélisme: elle est due en partie à l’appui de personnages très proches du roi, Anne de Montmorency, Marguerite de Navarre et encore la duchesse d’Etampes. Ses propres ressources et ses relations lui permettent de promouvoir des membres de sa famille (par exemple Eustache Du Bellay, en faveur duquel il résigne l’évêché de Paris en 1551) et de récompenser des serviteurs (par exemple François Rabelais, son médecin, auquel il donne des cures dans le diocèse du Mans et dans celui de Paris).
La carrière de Jean Du Bellay est d’abord et principalement celle d’un diplomate en un temps où les représentations permanentes se généralisent. Il est l’ambassadeur de François Ier auprès de Henry VIII de septembre 1527 à janvier 1529 puis de mai 1529 à la fin de la même année. Il continue dès lors à s’occuper en France des affaires liées à l’annulation du mariage de Henry VIII, ce qui le conduit à nouveau à Londres à la fin de 1533 et, de là, à Rome du début de février à avril 1534, et encore de juin 1535 à mars 1536.
Dans les dernières années du règne de François Ier, Jean Du Bellay n’est plus chargé d’ambassade permanente mais il dirige celle que le roi veut envoyer à la diète de Spire (fin 1543-début 1544) et qui doit renoncer faute d’obtenir de Charles Quint un sauf-conduit. Il dirige aussi en 1544 la mission qui échoue dans la négociation de paix avec Henry VIII en automne 1544 et il est mêlé à celle qui aboutit au traité d’Ardres.
Comme membre du Conseil de François Ier, Jean Du Bellay devient en 1536 « lieutenant général du roi au gouvernement de Paris et de l’Ile-de-France ». Il met Paris en état de défense contre l’invasion impériale et lève en outre dans la capitale d’importantes sommes d’argent pour l’armée du duc de Vendôme, gouverneur de Picardie.
A partir de 1537, et plus encore après la mort de son frère Guillaume en janvier 1543, Jean Du Bellay est en relation étroite avec des Strasbourgeois et des Allemands hostiles à Charles Quint. Il dispose d’un vaste réseau de correspondants et d’informateurs utiles à François Ier. Quoique très proche d’Anne de Montmorency, il ne subit pas de conséquences lors de sa disgrâce en 1541. Il continue à jouer un rôle dans le Conseil du roi jusqu’à la paix de Crépy mais perd de son influence et redoute même la disgrâce lorsqu’il s’oppose au cardinal de Tournon et au maréchal d’Annebault en se rangeant du côté du dauphin et d’Anne de Pisseleu pour souhaiter un rapprochement avec Henry VIII contre Charles Quint et peut-être même contre le pape, alors allié de l’empereur.
A son avènement, Henri II retient Jean Du Bellay dans son Conseil et l’envoie à Rome pour appuyer l’ambassadeur de France auprès du pape. Du Bellay n’a donc pas la qualité d’ambassadeur du roi auprès du Saint Siège mais il représente à Rome, et plus particulièrement au Consistoire, les intérêts français en matière de politique ecclésiastique, et, même s’il n’en porte pas le titre, comme « protecteur des affaires de France ».
Les efforts conjoints de l’ambassadeur et du cardinal sont censés renforcer le parti français à Rome où Du Bellay agit en sa double qualité de cardinal et de membre du Conseil du roi, se mêlant aussi bien d’affaires ecclésiastiques que laïques, jusques à celles qui relèvent de l’espionnage. La diversité de ses actions trouve son unité dans la défense des intérêts du roi. A cet égard rien ne semble trop difficile à Jean Du Bellay, qui projette même sérieusement de faire valoir les droits que Catherine de Médicis lui a donnés sur les marais Pontins pour les assécher et construire d’autre part un port capable d’abriter des galères royales.
Pour reprendre le mot de D. Ménager, Jean Du Bellay est un « ambassadeur magnifique ». Disposant de revenus importants mais toujours à court d’argent, il manifeste de l’opulence : en France, en se faisant construire par Philibert de L’Orme le château de Saint-Maur; à Rome en vivant dans des palais avant de se loger dans celui proche des thermes de Dioclétien avec des jardins où il installe une grande collection d’antiques. Sa magnificence se manifeste dans de somptueuses fêtes, la plus grande étant celle donnée à Rome à l’occasion de la naissance de Louis, fils de Henri II en février 1549, et que Rabelais décrit dans sa Sciomachie. Elle apparaît aussi à travers l’importance de sa maisonnée, qui en 1547 compte plus de cent personnes. Ainsi, lorsqu’il passe par Genève le 6 mai 1553, le registre du Conseil de Ville rapporte que « le Sr. Cardinal du Bellay, evesque de Paris et conseiller du Roy de France, arriva ici au soir, accompaigné de deulx evesques et aultres gens savans en nombre de envyron deux cents chevaulx, qui s’en vont à Rome. ».
Quelle qu’ait été son inclination religieuse pour la Réforme, Jean Du Bellay est incontestablement de ceux qui ont efficacement contribué au renouvellement de la pensée, des arts et des lettres sous le règne de François Ier, sa principale action étant d’avoir, avec Guillaume Budé, incité le roi à créer le Collège des lecteurs royaux, l’actuel Collège de France. Il est un grand amateur d’art, et notamment de statues, qu’il collectionne et qu’il renvoie en France depuis Rome, où il organise des fouilles archéologiques. Dans ses jardins romains comme dans ceux de sa villa de Saint-Maur, ses collections de statues émerveilleront ses contemporains et ses protégés.
Jean Du Bellay est un mécène et au besoin un protecteur pour beaucoup de lettrés, comme en témoignent les dédicaces qui lui sont adressées (voir la fin du t. III de la Correspondance du cardinal Jean Du Bellay). Les livres qu’il a possédés nous renseignent sur l’étendue de sa curiosité, de ses intérêts et de ses relations (voir Loris Petris, « Vestiges de la bibliothèque du cardinal Jean Du Bellay », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXIX (2007), p. 131-145). Jean Du Bellay balance souvent entre l’action et l’isolement dans la réflexion. A Rome, dès qu’il éprouve le sentiment que sa conduite ne convient plus au roi, il aspire à retrouver la douceur du Maine et ses livres.
Lui-même est un homme éloquent. Montaigne (Les Essais, I, 10) rappelle encore son brillant discours improvisé devant Clément VII à Marseille le 13 octobre 1533, et Rabelais loue l’éloquence de son discours devant le Consistoire le 6 février 1534 :
« Avoir été mêlé aux affaires au moment où vous vous acquittiez de cette noble ambassade, pour laquelle notre invincible roi François vous avait envoyé à Rome, c’est un titre de gloire; avoir été à vos côtés quand vous portiez la parole sur les affaires du roi d’Angleterre dans ce conseil, le plus sacré et le plus imposant du monde, c’est un bonheur. Quel plaisir nous inonda, quelle joie nous transporta, quelle liesse nous pénétra, lorsque nous vous voyions en train de parler, sous le regard attentif du pape Clément lui-même, sous les yeux admiratifs des juges de cet ordre suprême revêtus de la pourpre, au milieu des applaudissements de tous ! Quelle vivacité brillait dans vos idées, quelle finesse dans vos raisonnements, quelle dignité dans vos réponses, quelle énergie dans vos réfutations, quelle liberté dans votre langage ! […] » (épître-dédicace de la traduction de la Topographie de l’ancienne Rome de Marliani par Rabelais; trad. M. Huchon dans Rabelais, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 989-990 ; Correspondance du cardinal Jean Du Bellay, t. I, p. 416).
Du Bellay est aussi un poète néo-latin et ses Poemata paraissent en 1546 chez Robert Estienne dans les trois livres des Odes de Macrin (éd. G. Demerson, Paris, STFM, 2006). Futur chancelier de France et lui-même poète néo-latin, Michel de L’Hospital célèbre les qualités littéraires du cardinal Jean Du Bellay, son protecteur:
Salve, Pieridum Musarum dulcis alumne,
Magnus constrictis pedibus, magnisque solutis
Author, eo vincens Ciceronem, Virgiliumque
Salut, doux nourrisson des Muses de Piérie, toi qui es un grand auteur en vers comme en prose, qui l’emportes donc sur Cicéron et sur Virgile. (Michel de L’Hospital à Jean Du Bellay, Carmina, III, 10; août 1546).
Jean Du Bellay met à l’occasion sa plume de pamphlétaire au service de la propagande royale dans des plaquettes anonymes, comme celle de 1544 intitulée Oraison escripte suyvant lintention du Roy treschrestien, aux Serenissimes, Reverendissimes, Tresillustres, Tresexcellens, Magnifiques, Treshauls Seigneurs, & a tous les estas du sainct Empire assemblez en la ville de Spire, publiée à Paris, chez Robert Estienne.
La vivacité de sa plume jaillit souvent dans ses lettres, qui visent avant tout à fournir des informations (le docere de la rhétorique classique), mais qui sont parfois marquées par des tournures stylistiques très expressives, qui visent à plaire et à marquer l’esprit (le placere, second étage de la rhétorique). Les métaphores animales (« ceste veche volpe du Pape », « je voys comme les escrevisses… », « ce paouvre ver de terre que je suis », « … ce n’est à moy à conseiller ny deconseiller le Roy de ce qu’il en devrait faire ou laisser : en cecy je ne pretends servir que de perroquet, qui dict ce qu’on luy apprend… »), les allusions à la comédie sociale qu’il observe à Rome (« quant au prognostique en toute la comedie qui se joue icy… », « ce theatre de Rome »), les métaphores nautiques (« Nostre nau est en calme, ne povant se remuer sans vent, et cependant les gualeres des Imperiaulx se remuent a coups de rame, et Dieu sçait s’ilz dorment en leurs affaires! ») ou encore des rapprochements inattendus (par exemple la Bible comme texte trop long ! Jean Du Bellay s’excuse d’avoir « escript des bibles non que des lectres… » ; à Jean Pot, il écrit de Rome : « J’adjousteray a la Bible que je vous ay escripte… »). Plus inattendu, surtout de la part d’un ecclésiastique, mais pas si étonnant si l’on se replace dans la perspective de l’humour monastique, si fréquent chez Rabelais, Jean Du Bellay a aussi le sens de l’auto-dérision : « je suys si spiritualisé de par Dieu ou de par l’autre que de peur d’estre fouetté devant, derriere et de tous costez comme j’ay tousjours bravement esté depuys trente ans en cza que ma chair n’en ose plus riens ressentir ne dire ung seul mot qui desroguast a la modestie cardinalesque ».