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Pouvoir, hérésie et religion dans l'Occident et le Japon médiéval: étude comparée

Depuis novembre 2018

Description du projet

La chasse aux hérétiques figure en bonne place parmi les éléments ayant donné sa sombre réputation au Moyen Âge européen. Malgré les discussions autour de l’« invention » de l’hérésie par les clercs du XIIe siècle, il est admis que l’accusation d’hérésie a été, au moins dans certains contextes, utilisée pour affirmer la majesté divine et humaine comme incarnation du pouvoir, au détriment des rebelles ou des marginaux qui tombaient sous le coup d’une accusation d’hérésie, souvent liée à la lèse-majesté. Si l’on généralise ce modèle, doit-on considérer que le cas de l’Occident médiéval représente une sinistre exception dans la mise en place d’une société persécutrice ? Et quelles sont alors les spécificités du mécanisme occidental de la persécution ?

Afin d’apporter une réponse à cette question, ce projet fera sienne l’injonction prononcée par Jacques Derrida dans un recueil d’entretiens publié au Japon. Relevant la prédominance d’un européocentrisme certain dans le domaine de la recherche académique, il appelait aussi bien les Japonais à remettre en question les modèles intellectuels issus de la tradition académique occidentale que l’Occident lui-même à « s’auto-occider » – autrement dit à abandonner ses velléités hégémoniques plus ou moins conscientes pour s’ouvrir à une vision plus large. Ce décentrement paraît d’autant plus nécessaire qu’il permet non seulement de réfléchir au caractère exceptionnel des mécanismes religieux et politiques qui ont sous-tendu l’hérésie au Moyen-Âge, mais aussi de proposer de nouvelles perspectives – tant sur le plan de la méthode que des orientations générales – et de dépasser des évidences qui sont le fruit d’une longue tradition historiographique.

Dans un mouvement parallèle, une telle comparaison présente aussi un grand intérêt pour l’histoire du Japon médiéval. En effet, elle fournit des points de référence méthodologiques et historiographiques pour l’étude de l’« hérésie » dans ce pays, un sujet en plein renouvellement. Ce projet oppose donc l’Europe de la fin du Moyen Âge à ce monde sans équivalent du pape, et sans communauté religieuse à la prétention universelle qu’est le Japon médiéval. Ce dernier a l’intérêt de présenter des points communs avec l’Europe, tout en étant assez éloigné pour que des influences directes soient exclues. La rhétorique de la déviance utilisée pour stigmatiser les « doctrines perverses » lors de querelles entre écoles bouddhistes japonaises n’est pas sans rappeler le discours occidental de l’hérésie. Pour ce qui est de l’Europe, notre étude aura pour cadre la France et l’espace bourguignon des XIVe et XVe siècles, période où la menace pour l’ordre divin et social d’abord attribuée aux hérétiques est étendue aux sorciers et à d’autres groupes marginaux. Le but de notre projet est de tester l’hypothèse d’un raidissement généralisé, qui mènerait inexorablement à la formation d’une société européenne de la persécution, d’étudier les possibles ralentissements de ce phénomène, et de le comparer avec ce qui a pu se dérouler dans une civilisation radicalement différente.

Pour ce faire, nous étudions, pour la partie européenne, l’utilisation du registre antihérétique dans la qualification de l’ennemi en France et dans les États des ducs de Bourgogne, notamment en ce qui concerne les Confédérés suisses. La constitution d’un corpus de textes historiographiques et polémiques (chroniques, pamphlets, biographies chevaleresques), ainsi que de documents diplomatiques permet de répondre à trois interrogations principales, organisées en axes de recherche : l’hérésie comme proche de la tyrannie, antithèse du pouvoir légitime ; la description de l’adversaire selon un comportement « déviant », proche de l’hérésie ; et le rôle de telles descriptions dans le discours légitimant la violence d’État. Une attention particulière est portée aux pays des marges, montagnes ou zones frontières, et qui reviennent souvent dans les textes franco-bourguignons comme des terres de tyrannie et d’hérésie. Autour de ces problématiques, qui renvoient à la notion de lèse-majesté, se dégage un discours sur le bon gouvernement, légitimé par Dieu et devant se porter garant de l’orthodoxie religieuse.

La comparaison historique entre Europe et Extrême-Orient, ouverte à l’Antiquité et aux Temps modernes, permet d’amener un éclairage nouveau sur ces aspects. Pour approfondir notre démarche, une série de colloques organisés à Auvernier, à Nagoya et à Tokyo a réuni des historiens japonais et européens autour de questions telles que la légitimation religieuse de la violence, la rhétorique de l’altérité et du pouvoir, ou la répression de la dissidence ainsi que des formes de religiosité ayant été considérées comme déviantes dans leurs contextes respectifs. Nous travaillons actuellement à une publication qui reprendra une partie de ces thématiques ainsi que d’autres articles de spécialistes des mondes asiatiques et européens.

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