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Almanach démocratique et social

 

Paris, 1848

 

Version originale

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Présenté par Stéphan Soulié

 


Présentation

La politisation des almanachs populaires remonte au moins à la Révolution française. Mais la fin de la Monarchie de Juillet et les débuts de la Seconde République sont des périodes d’intense mobilisation de ces petits livres au prix modique qui connaissent une large diffusion au sein des classes populaires urbaines et rurales. À partir de 1840, les almanachs républicains et socialistes se multiplient, contournant parfois la censure. La révolution de 1848 accélère le phénomène, notamment à Paris qui connaît une floraison de titres. L’almanach n’est plus seulement ce véhicule d’un savoir pratique et d’un imaginaire enchanté qui, selon certains détracteurs, aurait contribué au maintien des citoyens passifs dans une relation de sujétion politique et sociale. Dans un monde où l’accès à la lecture est encore réduit, il est devenu un instrument d’éducation politique et de propagande. Ainsi que l’écrit le journal Le Constitutionnel quelques mois avant la révolution de Février, « il y a neuf maisons sur dix où l’on ne trouve guère que ce livre » ; l’almanach y fait ainsi office de « journal annuel ». L’établissement du suffrage universel masculin en 1848 accentue sa politisation et en fait un levier de mobilisation électorale.

L’Almanach démocratique et social pour l’année 1849 a été publié à Paris à la mi-novembre 1848, entre l’adoption de la Constitution de la Seconde République et l’élection présidentielle remportée par Louis Napoléon Bonaparte. Le maître d’œuvre et préfacier du livre est le poète-chansonnier Gustave Mathieu (1808-1877), aventurier d’origine bourgeoise et de sensibilité fouriériste qui, à partir de 1854, contournerait la censure en lançant un Almanach de Jean Raisin vinicole et joyeux où la critique du régime bonapartiste se cache derrière une forme et un contenu d’apparence légère. Le tirage annoncé de 100 000 exemplaires manifeste les ambitions de l’Almanach démocratique et social. La préface désigne son lectorat : « artisans exténués », « laboureurs courbés », « saintes femmes » et jeunes filles « pâlies par les veilles improductives ou par la prostitution ». C’est au peuple qui souffre que Mathieu en appelle : « Vous tous qui souffrez, venez à nous. – Prenez ! lisez ! ». Aux vaincus des journées de Juin condamnés à l’exil, l’almanach prêche la « patience » et la « résignation ». Si le préfacier ne condamne pas cette insurrection, il écarte toute tentation de violence révolutionnaire. L’enjeu immédiat est la mobilisation en vue des élections présidentielles : il faut apprendre à se servir du « vote universel », cette « arme toute pacifique ». Le premier impératif est de faire barrage au candidat bonapartiste : « ne nous laissons séduire ni par l’éclat trompeur de je ne sais quelle royauté décrépite ni par les souvenirs de gloire de quelque descendant d’un César décédé ».

 

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La dédicace à Fourier place l’almanach sous le patronage du « prophète et homme de science ». Des rédacteurs fouriéristes comme Victor Hennequin ou Édouard de Pompéry occupent une place de choix dans le volume. Mais il s’agit avant tout d’œuvrer à l’unité du camp démocrate socialiste : tout en prenant soin de marquer une distance à l’égard du communisme d’Étienne Cabet, le livre entend faire place aux différentes écoles socialistes, dans le respect de leur diversité doctrinale. Il s’agit de faire œuvre pédagogique : « Nous avons extrait des penseurs les plus profonds et les plus droits, les idées simples, vraies, et les plus à votre portée, afin de vous engager sûrement dans les routes du socialisme, en vous indiquant du doigt ce qu’il faut faire ou ne pas faire ».

Le contenu politique de la brochure de 130 pages (hors illustrations) se compose avec les éléments caractéristiques des almanachs traditionnels : un calendrier, quelques grands repères chronologiques de l’année, les dates des principales foires, et des conseils pratiques comme les « considérations hygiéniques et médicales » ou les « idées sur l’amélioration de la culture de la vigne et de la manutention des vins ». L’almanach est placé sous le signe de la « fraternité », qui est figurée en couverture par une allégorie féminine s’élevant dans les cieux sous la forme d’un ange ailé nimbé de lumière vers lequel sont dirigés les regards du peuple assemblé. Dans le poème « Un rêve sur les hauteurs », Gustave Mathieu en fait l’horizon d’une « vision » prophétique qu’il situe au moment des journées de Juin sur la butte Montmartre. La tonalité évangélique est ici en résonance avec le souffle religieux de la révolution de 1848.

L’Almanach démocratique et social est donc remarquable par la diversité des supports mis au service de l’ambition démopédique. Il mobilise les éléments d’une culture philosophique, politique et militante qu’il s’agit d’ouvrir à un public élargi. Il propose ainsi au lecteur des extraits de textes de grandes figures républicaines et démocrates socialistes sans toutefois en indiquer précisément les sources. Le livre reprend notamment une série d’articles de Lamennais sur la « question du travail » initialement publiés dans Le Peuple constituant entre le 26 et le 30 avril 1848. L’auteur y articule étroitement la question du travail à celle la liberté – comprise comme indépendance – et défend le principe de l’association ouvrière (contre la propriété d’État). Les deux conditions de la liberté réelle sont l’instruction et l’accès au capital que doit favoriser la démocratisation du crédit sous l’autorité de l’État. L’almanach cite par ailleurs des lignes de Pierre Leroux sur la liberté, l’égalité et la souveraineté, extraites du discours sur La situation actuelle de l’esprit humain réédité en 1847. De Barbès, la brochure reprend une partie de la protestation prononcée devant la Chambre des pairs contre l’accusation d’assassinat pour laquelle il fut condamné à mort (et gracié) suite à la mort du lieutenant Drouineau pendant l’insurrection du 12 mai 1839. Quelques pages de Fourier (« sur le chaos social du globe »), extraites de l’épilogue de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), dénoncent par ailleurs les « philosophes » dont les théories éloignent la prétendue « civilisation » de l’harmonie. Un extrait de L’histoire naturelle de la santé et de la maladie de Raspail plaide pour que pharmaciens et médecins deviennent des « magistrats, noblement rétribués par l’État » et que soit reconnu à tout citoyen le droit au secours médical. Enfin, un extrait de la brochure « De la célébration du dimanche » (1839), cite Proudhon : « le temps des grands réformateurs aussi bien que des fondateurs de religion est passé pour jamais ; c’est aux sociétés à s’exécuter elles-mêmes ; qu’elles n’attendent leur salut que de leurs propres mains ». D’autres textes sont signés par des contributeurs plus obscurs : un article – abolitionniste – sur la peine de mort du jeune juriste Victor Emion (p. 68-70) ; une page, signée d’un.e certain.e A. Rigo, appelant au progrès de la condition féminine tout en rejetant les « réclamations extravagantes » sur les droits politiques qui feraient entrer les femmes « la lance au poing dans la lutte diplomatique et parlementaire » (p. 80) ; un article, suivi des initiales A.C., qui revendique le droit des citoyens à l’assistance judiciaire (p. 74-78) ; et enfin l’esquisse d’un programme de « réforme de l’instruction publique » que Jacques Eyman de Ricqlès, jeune professeur de philosophie à l’Athénée populaire du 12e arrondissement et ancien élève du libéral abbé Noirot, propose afin de faire passer la Liberté, l’Égalité et la Fraternité « dans nos usages, dans nos coutumes, dans nos mœurs » (p. 65). Deux textes anonymes (« Dieu » et « l’Antéchrist ») sont tirés de La bible de la liberté de l’abbé Constant (1841) dont les attaques contre l’Église qui « se prostitua à tous les tyrans de la terre » valut à son auteur plusieurs mois de prison sous la Monarchie de Juillet. Enfin, une revue des idées socialistes et une revue des événements répondent aux objectifs de vulgarisation. La première, signée du journaliste fouriériste Victor Hennequin, s’intitule « économie politique et socialisme ». L’auteur de la seconde est le réfugié franco-polonais Victor-Henri de Rochetin.

 

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Entre ces pages d’une incontestable densité intellectuelle, s’intercalent les portraits lithographiés de figures républicaines et socialistes (Fourier, Lamennais, Georges Sand, Cabet, Elwart, Leroux, Barbès, Raspail, Proudhon) et des textes de nature très différente qui jouent sur des ressorts sensibles de mobilisation. Le fouriériste Édouard de Pompéry met ainsi en scène la conversation fictive entre deux ouvriers sur le thème « il faut être socialiste ». Une charge satirique contre des « silhouettes parlementaires » constitue une tentative hésitante de mettre le rire au service de la propagande. Le support musical est également mobilisé avec la partition du « triomphe de la République », ode-symphonie d’Elwart, professeur au conservatoire national de musique de sensibilité fouriériste. Poètes et chansonniers populaires sont aussi convoqués : Théodore de Banville et son « Chant séculaire », l’illustre Béranger, mais également Pierre Dupont et son chant du « Pain », Gustave Mathieu (« L’enfant de Dieu », « Un rêve sur les hauteurs. Vision »), Pierre Lachambeaudie (« La pauvreté, c’est l’esclavage ») ou encore le goguettier Charles Gille (« Trois compagnons et un savetier »). Depuis la Monarchie de Juillet au moins, l’almanach est en effet devenu un support majeur de diffusion de la chanson imprimée, notamment de la chanson politique et sociale.

 


Bibliographie

Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République : 1848-1852, Paris, Seuil, 2002 [1973].

Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert, François Jarrige (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories et expériences, 1825-1860, Paris, La découverte, 2015.

Thomas Bouchet (dir.), Fouriérisme, révolution, république. Autour de 1848, Cahiers Charles Fourier, 1999/n° 10.

Paul Bowman, Le Christ des barricades, 1789-1848, Paris, Cerf, 1987.

Michel Cordillot, « Les fouriéristes et l’émergence de la coalition démoc-soc à l’automne 1848 », Cahiers Charles Fourier, 2002/n° 13.

Philippe Darriulat, La muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France, 1815-1871, Rennes, PUR, 2011.

Ronald Gosselin, Les almanachs républicains, traditions révolutionnaires et culture politique des masses populaires de Paris (1840-1851), Paris/Sainte-Foy, L’Harmattan/Presses universitaires de Laval, 1993.

John Grand-Carteret, Les almanachs français : bibliographie-iconographie des almanachs, année, annuaires, calendriers, chansonniers, étrennes, états, heures, listes, livres d’adresses, tableaux, tablettes et autres publications annuelles éditées à Paris : 1600-1895 : ouvrage illustré de 5 planches coloriées et de 306 vignettes, affiches, reliures, titres, et figures d’almanachs, Paris, 1896.

Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey, 1848, la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.

Samuel Hayat, 1848. Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation, Paris, éditions du Seuil, 2014.

Sophie-Anne Leterrier, « À l’école de la goguette (1815-1850) », dans Carole Christen et Laurent Besse (dir.), Histoire de l’éducation populaire (1815-1845), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 127-140.

Hans-Jürgen Lüsebrink, Jean-Yves Mollier, Patricia Sorel (dir.), Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques (XVIe-XXe siècles), Paris, Éditions Complexe, 2003.

Martine Sonnet, « Les almanachs politiques parus pendant la Révolution française », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1980, n° 1, p. 5-10.

 


 

Pour citer ce document

Almanach démocratique et social, [Paris, 1848], présenté par Stéphan Soulié, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 18 octobre 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/almanachs/4.html