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Anonyme

 

Catéchisme populaire

Dialogue entre maître Piero et Girolamo et Tommaso, paysans

 

Ferrare, 1849

 

Version originale

Version PDF

 

Présenté par Giuseppe Perelli

Traduit par Guillaume Alonge

 


Présentation

Ce catéchisme se présente comme une affiche de 58 centimètres de hauteur et 42 centimètres de largeur, imprimée sur trois colonnes par Bresciani à Ferrare. Elle reprend le principe, très courant dans ce type d’écrit, d’un dialogue inégal entre un maître et un ou des disciples, en l’occurrence maître Piero et deux paysans, Girolamo et Tommaso. Le prétexte narratif est fourni par l’actualité politique : la participation populaire à l’élection des représentants à l’Assemblée constituante qui doit se réunir à Rome. Les deux paysans confient ne pas savoir de quoi il s’agit exactement, ni même comment prononcer le mot. Ils représentent le public idéalisé auquel le catéchisme prétend s’adresser dans le monde réel – des hommes, issus des classes populaires, ignorants mais curieux – et leurs questions justifient l’existence même de ce type de textes pédagogico-politiques.

Girolamo avoue ne pas se souvenir du mot utilisé par ceux qui parlent des nouveaux événements politiques (« Ah le voilà : Assemblée cosiua… ou, plutôt, constatu »), suivi par Tommaso qui pense s’en rappeler (« Je l’ai trouvé avant toi : Assemblée consteluande ») avant que maître Piero ne donne le terme juste, « constituante ». Mais, plus que ces hésitations et ce qu’elles disent de l’image que les élites progressistes se font de la paysannerie, c’est la mise en scène qui doit retenir l’attention : la mauvaise météo laisse aux deux paysans un peu de temps pour parler politique ou plus exactement pour dire qu’ils entendent parler, par exemple par le médecin ou le curé, sans véritablement saisir les enjeux.

Maître Piero peut alors donner ses explications. Il part de l’élection de Pie IX et des espoirs qu’il souleva initialement parmi les libéraux en prononçant l’amnistie des détenus politiques (juillet 1846) et en donnant en mars 1848 une constitution aux États de l’Eglise ; il évoque aussi son retournement contre les mouvements révolutionnaires et sa fuite à Gaète auprès du Roi de Naples en novembre, avant de conclure à la nécessité d’établir un nouveau régime, fondé sur une Assemblée constituante élue par le peuple souverain. Le dialogue ne prétend pas donner des consignes de vote, mais déconseille malgré tout de voter pour ceux qui se sont exprimés contre la Constituante, les prêtres et les riches, et suggère de se tourner vers les citoyens honnêtes et instruits à qui importent le gouvernement et les affaires de la cité.

 

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Une version urbaine du dialogue fut imprimée par Natali à Rome sous le titre Che cosa è l’Assemblea costituente Romana ? Il s’agit toujours d’une affiche sur trois colonnes, mais le texte court cette fois sur deux pages. Surtout, les protagonistes ont changé : le dialogue met désormais en présence le cordonnier Giocchino, qui joue le rôle tenu par maître Piero dans la première version, et le charpentier Pippetto. Enfin, il faut mentionner le Catechismo militare per le vicine elezioni alla Costituente romana italiana, dont les protagonistes sont un officiel, un caporal, un carabinier, un douanier et un citoyen, et qui cite explicitement le Catéchisme populaire : l’officiel demande au caporal ce qu’il lit avec ses amis ; le caporal répond « je ne lis pas ; je relis le Dialogue de Maître Piero et des deux paysans ». Imprimé lui aussi à Ferrare sur les presses de l’imprimerie Bresciani, ce troisième catéchisme révèle peut-être ainsi des modes de circulation, de lecture collective et de discussion recherchés et favorisés par ces petits opuscules. Il illustre sans doute aussi une volonté de l’auteur anonyme et de son éditeur de faire la publicité gratuite de leur premier catéchisme.

 


Document

 

Maître Piero : Mes garçons, votre temps est également arrivé.

Girol. : Un temps de neige, maître Piero, qui nous empêche de travailler et nous contraint d’aller au grenier du seigneur pour remplir le sac à crédit.

Tomm. : Tu parles de neige et de mauvaise saison, et moi je te dis que, si nous avions le meilleur temps du monde, nous pourrions parler de bien d’autres choses que du seul travail.

Girol. : Et de quoi voudrais-tu parler ?

Tomm. : Comme si tu ne le savais pas… N’écoutes-tu pas, toi aussi, les nouvelles que le curé nous raconte ?

Girol. : Et que nous dit-il ? Tout le monde lui tourne autour : l’apothicaire et même le docteur disent qu’il parle bien et qu’il est libéral.

Tomm. : Te souviens-tu de la réponse du médecin quand je lui ai demandé ce qu’être libéral voulait dire ?

Girol. : Et comment si je m’en souviens ! Il a dit que les libéraux sont des amis du peuple, qu’ils souhaitent le bien des pauvres et que, même s’ils sont nos seigneurs, ils n’ont pas honte de discuter avec nous et veulent même que nos avis et nos votes participent au conseil municipal où, jusqu’ici, siège exclusivement un petit cercle de personnes du pays qui s’échangent les charges et qui nous gouvernent comme des souverains.

Tomm. : Mais ne te souviens-tu pas de ce que le curé disait à propos des nouvelles de Rome, de la fuite du Pape et de ce nouveau mot inouï, mot compliqué que je ne saurai pas répéter ?

Girol. : Et comment si je m’en souviens ! Attends… Je vais te répéter ce grand mot… Laisse-moi réfléchir… Ah le voilà : Assemblée cosiua… ou, plutôt, constatu…

Tomm. : Je l’ai trouvé avant toi : Assemblée consteluande.

Maître Piero : Non, mes garçons, Assemblée constituante romaine.

Girol. et Tomm. : Bravo maître Piero ! C’est exactement cela qu’a dit le curé.

Girol. : Mais en quoi sommes-nous concernés par Rome ? On nous dit que nous devons envoyer à Rome les personnes qu’il nous plaît de nommer, que ces messieurs réunis nous feront aller mieux, et que nous chasserons ces maudits Allemands que nous croisons constamment à Ferrare et que nous avons même dernièrement aperçus dans nos campagnes quand nous voulions nous rendre à Bologne, ces voleurs qui vivaient à nos crochets dans les villages, voulaient manger comme des seigneurs et menaçaient de nous tuer[1].

Tomm. : Bien plus que des voleurs. Ne te souviens-tu pas qu’on nous a raconté qu’ils avaient brûlé le village entier de Sermide et qu’ils avaient dénudé la Sainte-Vierge ?

Girol. : Qu’ils soient maudits ! Et ils tuent les femmes enceintes et volent tout ce qu’ils trouvent ! Bien plus que des voleurs ! Des assassins ! Mais les Bolonais se sont bien vengés, en les chassant et en les massacrant !

Tomm. : Pour tout te dire, je serais vraiment ravi de ne plus voir leurs horribles visages. Et, s’il est vrai qu’il y a un moyen pour les chasser de Rome, alors je cours chez le maire, chez le prieur et même chez… oh j’allais trop en dire… Et je réclame de voter aux élections de l’Assemblée constituante.

Girol. : J’aimerais néanmoins comprendre ce que signifie constituante.

Maître Piero : Je vais vous le dirai, moi. J’étais en train de vous écouter, mais je m’aperçois que vos discussions ne vous apprendront rien.

Girol. et Tomm. : Dites-nous maître ! Vous êtes vraiment fort.

Maître Piero : Pour que vous compreniez tout, je vais vous raconter ce qu’a fait le Pape et comment il s’est enfui de Rome[2].

Girol. et Tomm. : Le curé nous l’a déjà raconté.

Maître Piero : Écoutez, je vais tout vous expliquer clairement, puis vous pourrez me répondre. Vous souvenez-vous qu’en montant il y a deux ans sur le trône le Pape accordait son pardon et l’amnistie à tous[3] ?

Tomm. : Bien sûr que je m’en souviens ! J’en sais davantage qu’un avocat sur ce point. Le curé fit la fête à l’Église ; et tous saluèrent un pape libéral.

Maître Piero : Exactement. Il ne cessa ensuite d’œuvrer au bien du peuple : il a offert la garde nationale aux villes et aux campagnes, il a dit que les prêtres célébreraient la messe, mais que les cardinaux ne nous gouverneraient plus, il a choisi des ministres majoritairement séculiers et déclaré que tous devaient l’être et, enfin, il nous a donné le Statuto[4], c’est-à-dire une Constitution qui élargissait les droits et qui, à travers la représentation d’un grand nombre de citoyens appelés à siéger dans deux Chambres à Rome, reconnaissait l’égalité devant la loi et la liberté d’opinion à tous les peuples de l’État, aux riches et aux pauvres, aux sages et aux ignorants, aux citadins et aux paysans.

Girol. : Oh, que de belles choses ! Tous égaux ! Mais, je vous l’ai déjà dit, nous savons toutes ces choses.

Maître Piero : Vous savez tout, mais pas assez. Par tous égaux, tu dois entendre tous les hommes honnêtes, car les voleurs et les criminels doivent toujours être punis.

Girol. : Cela n’est pas une nouveauté, c’est juste évident.

Maître Piero : Retournons alors à nos affaires. Ce Pape, au lieu de continuer à vouloir le bien de ses sujets, s’est entouré de personnages qui ne veulent pas le bien du peuple, qui vous relèguent aux antichambres, qui vous regardent de haut et qui considèrent les pauvres comme moins que des bêtes. Les choses ne cessèrent de se dégrader jusqu’à ce qu’à Rome on apprit qu’un beau jour le Pape s’était enfui en constatant que le peuple tenait à conserver et étendre les droits qu’il lui avait concédés et qu’il voulait désormais lui retirer.

Tomm. : Et ne sait-on pas où il s’est rendu ?

Maître Piero : Il s’est rendu à Gaète, dans le règne de Naples. Mais il faut que vous sachiez qui est le Roi de Naples. C’est celui qui, pour tromper ses sujets, donna avant le Pape une Constitution avec la Garde nationale et tout le reste. Puis, à un moment favorable, il trouva un prétexte pour envoyer l’armée et les canons contre le peuple et la Garde nationale et provoqua un massacre ! Ensuite le roi Bombe, comme on l’appelle depuis Messine[5], disait au peuple « Je mantiens la constitution que j’ai octroyée » pendant qu’il supprimait les Chambres et la Garde nationale et qu’il installait des canons à chaque coin de rue. Malheur à celui qui ose respirer. Ses soldats frappent, volent, emprisonnent et tuent comme si de rien n’était. Les pauvres mères pleurent leurs enfants incarcérés, exilés ou assassinés, plusieurs familles sont ruinées, et chaque jour est pire que le précédent.

Girol. : Des bagatelles ! On serait donc vraiment bien si le Pape revenait parmi nous.

Tomm. : Mais le Pape n’est pas notre souverain. Voudra-t-il nous gouverner depuis le lieu où il se trouve ?

Maître Piero : Voudrais-tu que le Pape gouverne depuis Gaète et que le triste roi Bombe lui conseille de nous traiter comme il traite les Siciliens, les Calabrais et les Napolitains ?

Tomm. : Non, évidemment que je ne souhaite pas cela. Mais alors qui doit gouverner Rome ?

Maître Piero : Là est en effet le problème. Ceux qui avaient conseillé la fuite au Pape espéraient laisser Rome et toutes les autres villes de l’État dans une grande confusion et sans gouvernement afin que le voleur agisse sans crainte, que chacun se rende justice soi-même et que les uns et les autres finissent par s’entretuer. Ils faisaient dire au Pape qu’il avait été forcé de nommer les ministres restés à Rome après les horribles affrontements du 16 novembre et qu’il les connaissait d’ailleurs à peine[6].

Girol. : Comment faisaient alors les ministres pour gouverner ?

Maître Piero : Quand le Pape a fait savoir qu’il ne les reconnaissait pas, les ministres se sont demandés : « Que devons-nous faire ? Nous devrions partir immédiatement, mais que restera-t-il alors de l’État ? Qui gouvernera ? Puisque nous nous trouvons ici, continuons à gouverner encore un moment et cherchons à arranger les choses. » Ils ont envoyé des ambassadeurs auprès du Pape ; la municipalité lui en a également envoyé pour l’inviter à gouverner à nouveau. Mais, sais-tu comment ces ambassadeurs ont été reçus ? Comme des pestiférés à qui on interdit le passage de la frontière. Alors les ministres se sont interrogés : « Au nom de qui gouvernons-nous ? Certainement pas au nom de nous-mêmes, puisque nous ne sommes pas des souverains. Certainement pas non plus au nom du Pape, puisqu’il a dit ne pas nous reconnaître. Certainement pas, enfin, au nom du peuple, puisque le peuple ne nous a pas élus. Nous restons donc le temps nécessaire à notre place afin de ne pas provoquer de la confusion dans l’État. Nous appelons entre-temps le peuple à former un gouvernement à son goût. »

 

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Girol. : Mais comment fait ce peuple pour former un gouvernement ?

Maître Piero : Je vais te l’expliquer tout de suite. Ce n’est pas la première fois qu’un pays se trouve dans la situation de devoir former un gouvernement. Écoute comment ceux qui s’y connaissent ont fait et de quelle belle manière. Ils ont dit qu’il était impossible de rassembler entièrement le peuple puisqu’il ne s’agit pas du peuple d’une seule ville, mais du peuple d’un État où la ville et les provinces peuvent être très distantes. Quel gouvernement formerait en outre le peuple entier d’une ville ou d’une province ? Il formerait une confusion au lieu d’un gouvernement. Et, si chaque ville ou chaque province formait son propre gouvernement, il n’y aurait plus d’État, mais autant de gouvernements que de villes. Si la seule capitale formait un gouvernement, les autres villes pourraient dire « le gouvernement que vous avez formé ne nous convient pas » et la capitale deviendrait une capitale sans provinces. Pour résoudre ces difficultés, voilà ce qu’ont pensé les connaisseurs : dans chaque ville, dans chaque province et même dans la capitale, le peuple se rassemble dans le lieu que la proximité ou une quelconque raison rendent le plus pratique. Le peuple dans son intégralité ou dans sa majorité se rassemble un jour précis. Alors chacun vote pour élire deux, trois, quatre ou plus de personnes chargées de se réunir avec les élus de la capitale et des autres provinces et de constituer ensemble le gouvernement légitime de l’État. Les personnes élues s’appelleront représentants du peuple.

Tomm. : Vous savez, maître, que cela ne me déplaît pas. J’imagine que le peuple assemblé choisirait des hommes honnêtes à qui il pourrait dire avec confiance « ce que vous ferez sera bien fait ». Cela me plaît, effectivement. Mais que signifie tout le reste ? J’aimerais que vous m’expliquiez ce qu’est la Constituante.

Maître Piero : Ne la vois-tu pas ?

Tomm. : Où est-elle ?

Maître Piero : Voici la Constituante.

Tomm. : Où ?

Maître Piero : Celle que je viens de te décrire : toutes les personnes élues par le peuple des provinces et de la capitale prennent, en se réunissant, le nom d’Assemblée constituante.

Tomm. : À votre service, Madame la Constituante. Je ne comprenais pas de quoi elle relevait. L’autre soir, une personne dont je tairai le nom est arrivée à la caserne où je montais la garde et on lui a demandé ce qu’est la Constituante. Il n’a pas répondu, mais il a très mystérieusement affirmé qu’il valait mieux que nous ne cherchions pas à comprendre. Comme s’il s’agissait d’une grande calamité, comme si le choléra était de retour avec ses charrettes remplies de cadavres. Il m’avait fait vraiment peur ! Au final, la Constituante n’est rien d’autre qu’une assemblée de personnes élues par le peuple de la capitale et des provinces pour se rendre à Rome et établir un gouvernement au nom du peuple. Qu’y a-t-il de mal à cela ? J’imagine que les provinces ne seront pas aussi stupides pour envoyer des canailles, puisqu’elles seront également soumises au gouvernement formé par ces représentants, n’est-ce pas ?

Maître Piero : Complètement. As-tu donc bien compris maintenant ?

Tomm. : Lentement, mais parfaitement compris. Le peuple ! Je comprends fort bien ! Le peuple se réunit dans chaque coin de l’État, il élit les représentants dans lesquels il a confiance qui, à leur tour, se réunissent dans une assemblée appelée Constituante qui forme un gouvernement au nom du peuple qui l’a élue.

Girol. : Il faut donc faire très attention. Et, puisque nous devons voter, qui diriez-vous d’élire ?

Maître Piero : Je ne vous signalerai personne pour l’instant, mais il y a deux choses sur lesquelles il ne faut pas se tromper.

Premièrement : que Dieu nous préserve de tous ceux qui mangeaient et dilapidaient au temps du pape Grégoire.

Deuxièmement : méfiez-vous de tous ceux qui ne veulent pas de Constituante et qui, comme l’ami de la caserne, propagent la peur. Ce sont des ennemis du peuple. Libera nos domine ! Ces gens ne supportent pas le mot peuple souverain.

Girol. : Comment le peuple devient-il souverain ?

Maître Piero : Le peuple est souverain, mais pas ses membres car nous serions sinon tous souverains. Qui seraient alors les sujets ? Écoutez attentivement : le peuple, assemblé pour former un gouvernement, est vraiment un peuple souverain et chacun d’entre nous, qui constituons ensemble le peuple, possède une part de souveraineté. Ne sais-tu pas que ton vote ou le mien peut, selon qu’il va à une personne plutôt qu’à une autre, changer l’État tout entier ? Le peuple est souverain car, outre Dieu, il n’a au-dessus de lui que les personnes qu’il choisit d’y mettre. Dieu a créé tous les peuples souverains. Il a dit : « Peuple, je te créé libre et indépendant, mais tu ne dois pas vivre comme une meute. Tu dois, pour le bien de tous, te donner des lois et un gouvernement qui les applique avec justice. » Le peuple met alors à sa tête un roi, un empereur, un pape, un consul, un président ou un autre et lui confère l’autorité de gouverner. Donc, un peuple qui produit des souverains et cède la souveraineté à d’autres est-il souverain ?

Tomm. : Sapristi ! Mais, dites un peu, combien de citoyens devra-t-on nommer pour former la Constituante ?

Maître Piero : Deux cents.

Girol. : Nous aurons donc deux cents souverains au lieu d’un seul. Or, si les choses se passaient mal avec un seul, imaginez ce qu’il adviendra avec deux cents !

Maître Piero : Veux-tu m’épuiser ou es-tu une brute qui ne comprend rien ? Je n’ai jamais parlé de deux cents souverains. Sais-tu ce qu’est un souverain ? C’est la personne qui fait appliquer les lois d’un peuple et donc gouverne. Ces deux cents représentants ne doivent ni gouverner ni être souverains. Ils établissent la manière dont le peuple doit être gouverné et choisissent qui doit gouverner, puis redeviennent ce qu’ils étaient avant.

Girol. : Cela est très bien ! Il y a de fortes chances qu’ils forment un bon gouvernement puisqu’ils s’y soumettront aussi une fois leurs obligations remplies.

Maître Piero : Bien sûr ! Il n’en reste pas moins qu’il faudra se méfier des coquins au moment des élections.

Tomm. : C’est-à-dire ?

Maître Piero : Les voleurs et les gens mal habillés ne sont pas les seuls coquins. J’en connais plusieurs qui sont très propres sur eux.

Tomm. : Bravo camarade !

Maître Piero : Il y en a encore d’autres, ceux que l’on peut qualifier de tyrans. Parce qu’ils ont une bonne condition, parce qu’ils se sont enrichis, parce qu’ils ont obtenu des charges ou je ne sais quoi, ou encore parce qu’ils sont nobles et titrés, ils traitent les pauvres artisans, boutiquiers, journaliers ou paysans comme des misérables. Ils vous regardent avec arrogance et croient même qu’ils font une faveur en regardant celui qui se tient chapeau bas face à eux. Si nous élisons de tels représentants du peuple, c’en est fini pour nous les pauvres gens. Ils formeront un gouvernement pour défendre leurs intérêts, et le bas peuple languira toujours. Mais, si nous agissons judicieusement, le moment de l’égalité est venu. Malgré leur argent et leur arrogance, notre voix compte en ce moment autant que la leur.

Tomm. : Que la voix du pauvre compte autant que celle du riche, cela n’était jamais arrivé ! En plus, si je ne me trompe pas, vu que les pauvres sont plus nombreux, la voix du pauvre compte plus que celle du riche.

Maître Piero : Il faut néanmoins rester attentif. Car, crois-moi, il y aura des riches qui voudront acheter les voix des pauvres. Écoute-moi. Du respect et de la gratitude envers les riches qui sont humains et bienveillants ? D’accord. Mais se rendre esclave de quelqu’un ? Jamais ! Ce serait une honte ! Cela reviendrait à mériter les chaînes et le bâton. Se vendre ? Jamais ! Ni pour deux ou trois paoli[7], ni pour cent écus. Crois-tu qu’ils voudraient acheter nos voix s’ils souhaitaient gouverner en notre faveur ? Ils voudront rentabiliser cet argent. Donc, à tous ceux qui voudront acheter des voix, dites non et encore non !

Girol. : Moi je sais bien comment ils font. Je l’ai vu chez ceux qui veulent devenir officiers de la Garde nationale.

Maître Piero : Il faut faire également attention aux prêtres. S’ils sont les bons guides pour les choses de l’âme et de la religion, ils restent de simples citoyens pour les choses du corps et du gouvernement. Nous avons d’ailleurs vu à quel point ils savent bien nous gouverner ! La plupart de ces messieurs ne veulent pas entendre parler de Constituante mais, les élections arrivées, ils s’empresseront de nous conseiller à qui offrir notre voix. Donc, aux élus de leur cœurs, dites non et encore non !

Tomm. et Girol. : Parfait, non et encore non !

Maître Piero : À ceux de l’époque de Grégoire, non.

À ceux qui ne veulent pas de Constituante, non

Aux crapules, non.

À ceux qui veulent acheter des voix, non.

À ceux qui traitent le peuple avec arrogance, non.

À ceux qui sont soutenus par les prêtres, non.

Tomm. : À qui faut-il donc offrir notre voix ?

Maître Piero : Je vais te le dire. Aux citoyens les plus instruits car, au moment de former un gouvernement, il faut des gens qui aient étudié et qui sachent le faire. Aux personnes auxquelles on ne peut rien reprocher, c’est-à-dire aux hommes honnêtes. Aux personnes qui tiennent à former un bon gouvernement, puisqu’elles y seront soumises elles aussi. Les riches et les nobles se moquent de la forme du gouvernement puisqu’ils font ce qu’ils veulent avec leurs fortunes et leurs titres.

Aux citoyens de la classe moyenne et à nous les pauvres, il nous importe que le gouvernement rende justice à tous par égal et procure l’abondance, que l’argent circule, que fleurisse le commerce, que l’artiste travaille, que le fardeau des pauvres ne s’alourdisse pas et bien d’autres belles choses de ce genre. Nous obtiendrons tout cela si nous nous comportons comme de vrais hommes.

Tomm. : Vous avez entièrement raison, mais comment reconnaître les bonnes personnes ? Moi, par exemple, je suis paysan et je connais quelques hommes honnêtes, mais je ne sais pas lequel est instruit, lequel aime le peuple, lequel pense ceci ni lequel pense cela. J’irai assurément voter et quel qu’en soit le prix. Puis-je cependant perdre du temps pour m’informer et pour me renseigner sur l’un et sur l’autre ?

Maître Piero : Cela a été également prévu. Il suffit de ne pas te laisser tromper : il y aura d’ailleurs quelqu’un qui te présentera les noms des candidats qui souhaitent se faire élire. Je sais que de nombreux citoyens se sont déjà réunis à ce sujet. Ils connaissent le pays et savent dans quels détails se niche le Diable. Ils choisiront les meilleurs citoyens et les proposeront au peuple en disant : « votez pour ceux-ci, qui sont les meilleurs représentants que l’on puisse choisir, et vous serez contents ». Donne les yeux fermés ta voix à ces candidats et tu feras le bon choix.

Girol. : Cette idée me plaît beaucoup et je la partagerai avec mes autres amis.

Maître Piero : N’oublies néanmoins pas qu’il faut avoir 21 ans pour pouvoir voter.

Girol. : Je sais, oui.

Maître Piero : Alors dis cette idée à tout le monde, instruis tout le monde comme je t’ai moi-même instruit. Dis-leur de ne pas perdre de temps en bavardages, que le temps est venu de se faire honneur, que le temps n’est pas à la blague, mais aux choses sérieuses. Nous élisons des représentants dont les choix, qui ne pourront pas être contestés, dicteront notre avenir et celui de nos enfants.

Tomm. : Combien de députés devrons-nous élire à Ferrare ?

Maître Piero : Quatorze.

Tomm. : Mais, par simple curiosité, savez-vous ce que ces représentants feront du Pape ?

Maître Piero : Cela, mon fils, nul ne le sait encore.

Tomm. : S’ils venaient à le chasser, cela posera des soucis.

Maître Piero : Ne t’inquiète pas : si cette idée traverse l’esprit d’un pauvre paysan comme toi, ne crois-tu pas que les deux cents personnes les plus distinguées de l’État y penseront aussi ? En plus, Pie IX mérite tout cela. Il serait un ange à lui seul, mais son entourage est infâme. Et, puisqu’il est le chef religieux du monde et l’évêque de Rome, le Pape sera toujours à Rome.

Girol. : Ah, c’est pour cela que l’on dit Roma caput mundi.

Maître Piero : Exactement.

Girol. et Tomm. : Nous vous saluons, maître Piero. Faites-nous confiance pour faire comprendre dans les moindres détails à tout le monde ce qu’est la Constituante romaine.

 

[1] Les troupes autrichiennes avaient à l’été 1847 occupé la ville de Ferrare qui appartenait alors à un État pontifical dont la politique réformiste impulsée par Pie IX inquiétait tout particulièrement Metternich.

[2] Après une dizaine de jours de pression populaire continue, Pie IX avait abandonné le Quirinal dans la nuit du 24 novembre et trouvé rapidement refuge dans la forteresse de Gaète.

[3] Le 16 juillet 1846, donc un mois seulement après son élection, le pape Pie IX avait effectivement décrété l’amnistie générale pour les détenus politiques.

[4] Le Statuto Fondamentale pel Governo Temporale degli Stati della Chiesa est la charte fondamentale que le pape encore libéral Pie IX accorde à ses sujets le 14 mars 1848.

[5] Après des mois de conflits, l’armée du royaume repris en septembre 1848 Messine grâce au bombardement de cette ville sicilienne.

[6] Cela renvoie à l’assassinat du ministre de l’Intérieur Pellegrino Rossi le 15 novembre et, surtout, à la manifestation qui le lendemain exige au Pape des ministres démocrates, une Constituante et la guerre contre l’Autriche.

[7] Pièce de monnaie pontificale de très faible valeur.

 


Bibliographie

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Anonyme, Cat‚chisme populaire, Ferrare, 1849.png


Pour citer ce document

Anonyme, Catéchisme populaire. Dialogue entre maître Piero et Girolamo et Tommaso, paysans, [Ferrare, 1849], présenté par Giuseppe Perelli et traduit par Guillaume Alonge, in Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 12 octobre 2020, Url : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/3.html