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Jules Barni

 

Manuel républicain

 

Paris, 1872

 

Version originale

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Présenté par Vincent Peillon

 


Présentation

Le 4 septembre 1870, la République est proclamée. Le Manuel républicain, dont l’avant-propos est signé par Jules Barni le 16 décembre 1871, a été un ouvrage de référence pour les républicains. Claude Nicolet écrit de ce Manuel publié l’année suivante à Paris chez Germer Baillière qu’il « résume et annonce de manière parfaite et logique les ambitions, le programme et l’avenir de la Troisième République »[1]. Le propos du Manuel est bien de diffuser « l’esprit même de la République » auprès de tous, en exposant ses principes, ses institutions et ses mœurs.

Rédigé à la demande de Gambetta, l’ouvrage reprend des articles publiés au préalable dans le Bulletin de la République. Jules Barni, qui n’ a pas suivi Gambetta à Tours où siège le Gouvernement de défense nationale, participe à la même époque de la création de la Société d’instruction républicaine[2]. Cette association, organisée de façon décentralisée sur tout le territoire national, se dote d’un journal, Le Patriote, Moniteur républicain du suffrage universel, et publie vingt-sept petits livres entre 1872 et 1875[3].

En 1872, Jules Barni n’est pas un nouveau venu, même s’il n’est pas connu du grand public. C’est déjà un homme d’âge mur, qui a participé à la révolution de 1848 et qui a été actif dans l’opposition au Second Empire. Sa vie est en grande partie derrière lui. Traducteur de Kant[4], il est aussi l’un des théoriciens de la morale indépendante et l’un des fondateurs de la Ligue de la paix et de la liberté[5] . S’il n’est pas connu du grand public, il est bien connu des républicains, des philosophes et des libres penseurs[6].

Ce normalien, originaire d’Amiens, issu d’une famille d’immigrés italiens, a été reçu major de l’agrégation de philosophie en 1840, puis a été le secrétaire particulier de Victor Cousin. Comme d’autres philosophes de sa génération, il a pris ses distances avec le maître avant la révolution de 1848, pour des raisons à la fois politiques et religieuses. En 1848 et en 1849, il a été candidat malheureux aux élections législatives à deux reprises dans la Somme. Il sera finalement élu plus de vingt années plus tard, en juin 1872, et réélu en 1876, avant de s’éteindre à Mers-les-Bains le 4 juillet 1878.

 

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Jules Barni est partisan d’une République sociale qui se préoccupe de l’amélioration « du sort des classes ouvrières et des indigents », mais refuse les excès de ce qu’il nomme la mauvaise République. Il prône une République de l’instruction, modérée, qui prépare les esprits aux réformes en les éclairant. Sa position est la même comme libre penseur et partisan de la séparation des Églises et de l’État : il refuse tous les fanatismes et ne conçoit que la laïcité puisse être un nouveau clergé et un nouveau dogmatisme[7]. Cette idée que la réforme de l’instruction est le principal et le meilleur vecteur de l’action politique républicaine sera le fil directeur de toute sa pensée : vertu, mœurs, morale doivent précéder et commander à la politique.

Refusant, en 1852, de prêter serment à l’empereur, il a quitté l’enseignement public, vécu en collaborant à différents journaux d’opposition, en particulier L’Avenir d’Eugène Pellettan, et en donnant des leçons privées. Professeur à l’Université de Genève à partir de 1861, dont il démissionnera fin 1864 après le retour des conservateurs au pouvoir, il publie durant ces années ses principaux ouvrages : l’Histoire des idées morales et politiques en France au XVIIIe siècle, publiée en deux volumes en 1865 et 1867, Les martyrs de la libre pensée (1862), Napoléon et son historien M. Thiers (1865), puis La morale dans la démocratie (1868)[8]. Toute sa vie il aura été fidèle à la même pensée. De l’article sur « Le suffrage universel et l’instruction primaire » publié dans La Liberté de penser en janvier 1849 jusqu’à ses derniers écrits, il n’a cessé de soutenir l’union des classes, la réforme sociale et la démocratie par l’instruction et par la vertu. La plus importante des lois sociales, celle qui seule permettra à la République de s’établir véritablement, sera celle concernant l’instruction primaire qu’il convient de rendre obligatoire, gratuite et laïque. Seule cette école pourra diffuser les lumières, mais aussi la moralité, privée et civique, nécessaires à la démocratie. Le suffrage universel a besoin de l’instruction universelle et la République de la vertu du citoyen qui, elle, relève de l’éducation. Tous ceux qui prétendent pouvoir y parvenir autrement, soit par la violence, soit par la seule réorganisation de l’économie et de la propriété, sont des démagogues.

Le Manuel républicain de Jules Barni a l’intérêt d’incarner de façon rigoureuse cette idée essentielle du républicanisme français qui accorde à l’instruction la priorité. Le programme de Jules Ferry, anticipé dans le fameux discours à la Salle Molière d’avril 1870, était le fruit d’une orientation collective que l’on retrouve, depuis la Révolution française, chez tous les républicains[9]. Mais l’intérêt de cette philosophie est de montrer que cette priorité à l’éducation ne relève pas simplement d’un rationalisme ou d’un positivisme, mais d’une volonté morale. Pour Jules Barni, l’instruction doit permette une connaissance de sa liberté et de l’obligation morale.

L’instruction est donc une affaire morale. Elle est là pour façonner des mœurs et elle propose bien, comme le fera Quinet, une régénération[10]. C’est que les lois, les institutions, la politique sont insuffisantes si elles ne sont pas soutenues par la vertu, et ceci jusqu’au dévouement. Jules Barni semble parfois réintroduire le langage républicain classique au sein d’une pensée libérale. À ce titre, il est un des philosophes républicains du XIXe siècle qui permet au mieux de montrer comment les oppositions classiques entre vertu et droit ou entre liberté des anciens et liberté des modernes sont inadéquates pour appréhender le républicanisme français[11]. Le Manuel républicain propose à la fois une lecture classique et une lecture singulière de la devise républicaine. Lecture classique, puisqu’il s’agit de faire que la fraternité vienne jouer le rôle de moyen terme, de médiation, entre la liberté et l’égalité, ce qui n’est pas original. Mais lecture singulière, parce que la fraternité, condition de la liberté et de l’égalité, est une disposition morale que Barni présente d’ailleurs comme « la vertu par excellence ». Il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette conception morale de la République[12], qui est l’expression indiscutable d’une approche idéaliste.

Toutefois, chez Jules Barni, cette conception, pour autant qu’elle est métaphysique, n’est pas religieuse. Le partisan de la morale indépendante ne prend pas le chemin qui a été celui de Quinet et qui sera celui de Buisson ou de Jaurès. Pour lui, la fraternité, la morale, ne relèvent que de l’homme. Elles sont toutes entières à sa hauteur et ne requièrent nulle transcendance. La philosophie de Jules Barni est un maillon essentiel de cette chaîne par laquelle la notion de fraternité va vivre sa sécularisation républicaine et se détacher de ses racines chrétiennes, ce qui ne veut pas dire les ignorer ou les mépriser. La fraternité est l’exercice d’un respect de la dignité humaine en soi et dans tous les autres, de sa propre humanité, d’une humanité qui n’est ni accomplie ni héritée ni imitée, mais à faire, y compris par l’action dans la cité.

Toute l’affaire est de concilier liberté et solidarité, individualisme et socialisme. Pour Barni, les choses sont claires : la liberté exige l’égalité. Mais cette égalité ne saurait se confondre avec le nivellement ou l’égalitarisme, sous peine de se dresser contre la liberté. Pour autant, la simple liberté civile ou de droit ne saurait suffire. Il faut donc que la puissance publique intervienne pour égaliser les conditions, lutter contre la misère, assurer à chacun la réalité et l’effectivité de ses droits. Cette idée d’une égalité qui accomplisse la liberté sans la meurtrir se résout par la fraternité qui, dans la troisième partie du Manuel, devient l’Humanité. Celle-ci, même sécularisée, n’est pas seulement politique, juridique ou économique : elle est philosophique et morale et relève des mœurs, de la vertu et de l’éducation[13].

La fraternité se décline d’abord à travers la question sociale, qui est d’abord une question morale. La solution du problème social, qui ne sera jamais définitive, se confond parfois chez Barni avec le projet de moraliser les classes ouvrières. Or, pour ne pas sacrifier la liberté et la dignité individuelle, Jules Barni refuse l’étatisation : il lui préfère l’esprit d’association, qui exige initiative et responsabilité. C’est pourquoi, refusant le socialisme gouvernemental qui « étoufferait dans les individus toute activité et toute prévoyance », constatant que le libéralisme outrancier et le libre-échange développent le paupérisme en même temps que la concentration des richesses, il préconise les associations aussi bien pour la production que pour la consommation, les secours et le crédit lui-même. L’association dépasse l’antinomie du socialisme et de l’individualisme. Elle est la solution du problème social : elle organise l’efficacité et la solidarité sans sacrifier la liberté.

 

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Cela ne signifie pas que l’État ne doit pas intervenir, ou qu’il ne le doit que de façon négative pour protéger l’exercice des libertés et des droits. Il lui appartient d’agir aussi positivement, par exemple à travers l’impôt progressif, l’assistance, des travaux publics ou l’instruction, car sans ces interventions de l’État jusque dans la sphère économique et sociale la dignité de la personne humaine et les conditions de la liberté individuelle ne seraient pas respectées. L’État a donc ses devoirs, mais l’État démocratique, c’est-à-dire exprimant la souveraineté populaire éclairée par l’instruction.

Cette fraternité se décline aussi à travers les rapports des États entre eux. Le traducteur du Traité de paix perpétuelle de Kant, le fondateur des Congrès de la paix et de la liberté, identifie la guerre à la barbarie. Pour que la force ne soit plus le seul arbitre, il faut mettre en place un droit international. Malgré la guerre franco-allemande, Jules Barni réaffirme son idéal qui, comme l’idéal social de fraternité, ne sera jamais totalement atteint. Il demeure qu’il doit être poursuivi dans l’assurance que l’humanité commune que nous partageons doit trouver sa traduction cosmopolitique et pacifique à travers des institutions démocratiques supranationales. Cela lui permet au passage de condamner la colonisation comme un étant un « acte de brigandage »[14].

Si ce livre a, selon Claude Nicolet, exercé une forte influence sur l’établissement de la Troisième République, il faut bien reconnaître que nombre de ses orientations comme de ses propositions sont restées lettres mortes. C’est le cas de la priorité du législatif, de l’armée des citoyens ou du refus du Président pour un exécutif collégial à travers un conseil d’État, un véritable pouvoir judiciaire avec élection des juges, instauration du jury, le rejet de l’institution impériale de la légion d’honneur… Sans compter tout ce qui concerne les mœurs républicaines, où se marque sans doute la singularité la plus vive de Jules Barni, mais peut-être aussi son actualité. On aura donc plaisir et intérêt à redécouvrir, à travers ce Manuel républicain, ce qui fut, au moins du point de vue théorique, un des exercices les plus accomplis pour donner au républicanisme français une doctrine et un programme.

 

[1] Claude Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982, p. 155. Au moment de sa publication, Jules Barni insiste sur le fait que la situation a changé et qu’il ne s’agit plus seulement de fonder la République mais désormais « de la défendre contre les intrigues monarchiques ». Entre la proclamation de la République le 4 septembre 1870, deux jours après la défaite de Sedan qui a conduit à la capitulation de Napoléon III, et la publication du livre, il y a eu la guerre, la défaite, la Commune et sa répression. Le 19 février 1871, c’est Adolphe Thiers qui devient chef de gouvernement et met en place une République conservatrice.

[2] Auguste Dide, Jules Barni, sa vie, ses œuvres, Paris, Félix Alcan, 1892. Ce livre, unique en son genre, reste la principale source d’information pour qui s’intéresse à Jules Barni. On consultera aussi avec intérêt l’article de Mireille Gueissaz, « Jules Barni (1818-1878) ou l’entreprise démopédique d’un philosophe républicain moraliste et libre penseur », in CURAPP, Les bonnes mœurs, Paris, PUF, 1994, p. 216-217.

[3] Jacqueline Lalouette, « Jules Barni et la démocratie. Combats pour l’instruction, la morale et la démocratie (1871) », in Parlement(s), Revue d’histoire politique, 2014/3, n°22, p. 130.

[4] Il traduit en 1846 la Critique du jugement dont il publie quatre ans plus tard son Examen de la critique du jugement. En 1848, il traduit la Critique de la raison pratique et les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, puis donne en 1851 son Examen de la critique de la Raison Pratique. Il traduit en 1853 et 1854 les deux volumes de la Métaphysique des mœurs, puis en 1869 la Critique de la raison pure. Dans la « Notice nécrologique » qu’il signe en 1878 dans l’Annuaire de l’École normale, Paul Janet en fait « l’homme de l’impératif catégorique ». Nous récusons cette thèse dans Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité, Sur le républicanisme français, Paris, Seuil, 2018, p. 316-318. Sur Barni traducteur de Kant, voir Pierre Macherey, « De la philosophie à la politique : l’œuvre de Jules Barni traducteur de Kant », in Olivier Bloch et Jacques Moutaux (dir), Traduire les philosophes , Paris, Éditions de la Sorbonne, 2000, p. 393-406. Jules Barni est aussi en 1859 le traducteur des Considérations sur la révolution française de Fichte.

[5] Qui tiendra ses congrès en 1867, 1868 et 1869 à Genève, Berne et Lausanne, en promouvant l’idée des Etats-Unis d’Europe. Le dernier congrès s’est ouvert à Bâle au moment de la déclaration de la guerre franco-allemande.

[6] Il fonde avec Amédée Jacques, directeur de La liberté de penser, et Jules Simon, la Société démocratique des libres penseurs. Il publie Les martyrs de la libre pensée, Paris, Germer-Baillière, 1862. Ce livre, où il consacre deux leçons à Michel Servet, victime de Calvin, entraîna des tumultes dans son enseignement à Genève. Sur Amédée Jacques, voir Patrice Vermeren, Le rêve démocratique de la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2002. Sur Jules Simon, voir Léon Séché, Jules Simon, sa vie, son œuvre, Paris, A. Dupret, 1887.

[7] Jacqueline Lalouette, « Jules Barni et la démocratie… », art. cité. Sur ce sujet, Émile Beaussire, « L’œuvre philosophique et pédagogique de Jules Barni », in Revue pédagogique, 1888, 13-2.

[8] Ce dernier texte a été republié, accompagné par le Manuel républicain, par Pierre Macherey chez Kimé en 1992 : Pierre Macherey, « Un philosophe de la République : Jules Barni », in Pierre Macherey, Études de philosophie française, de Sieyès à Barni, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003. Cet ouvrage de 1868 a, selon Macherey, « joué un rôle capital dans la genèse de l’esprit républicain en France ».

[9] On peut l’illustrer par la célèbre formule de Michelet dans Le Peuple en 1845 : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. La troisième ? L’éducation ».

[10] Ce vocabulaire de la régénération, sur lequel Mona Ozouf a attiré notre attention, n’appartient pas qu’à la Grande révolution. On le trouve chez Quinet, qui sous-titre son ouvrage La République, conditions de régénération de la France, Lormont, Bord de l’Eau, 2009 [1870], et chez Jules Barni, dès l’Avant-Propos du Manuel républicain.

[11] Si l’on peut se dévouer jusqu’au sacrifice, c’est seulement dans le but de sauver la liberté individuelle et la dignité de chaque personne. On reste donc bien dans l’horizon libéral de la société des individus.

[12] L’historien Vincent Duclert a pu parler d’une constitution morale : Vincent Duclert, Réinventer la République. Une constitution morale, Paris, Armand Colin, 2013. On retrouve ce thème chez les socialistes, en particulier chez Benoït Malon et chez Jean Jaurès.

[13] La loi du devoir est présente en chacun et peut être découverte par la raison dès lors que celle-ci est instruite, guidée, éclairée. Jules Barni réinvestit ici son kantisme.

[14] Jules Barni, La morale dans la démocratie, p. 231 de l’édition Macherey.

 


Pour citer ce document

Jules Barni, Manuel républicain, [Paris, 1872], présenté par Vincent Peillon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 3 septembre 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/22.html