En 1989, Edith Boissonnas révèle, par son testament, qu’elle fait de l’Université de Neuchâtel son unique héritière. C’est ainsi que l’Université se trouva en possession d’un fonds d’archives important, qui est désormais propriété de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel. Son contenu est fort riche, entre les manuscrits de l’auteure, ses correspondances – avec Jean Paulhan et Jean Dubuffet, notamment – et ses nombreux inédits en prose, que ce soit romans, nouvelles ou essais. Or, ce véritable trésor reste bien peu exploité.
Née à Baden en 1904, Edith Boissonnas vivra entre Paris, Genève et Neuchâtel, où son mari, Charles occupe un poste de professeur de chimie à l’Université. Introduite dans le cercle de Jean Paulhan à la fin des années 1930, elle publiera six recueils de poèmes chez Gallimard entre 1946 et 1980 et signera de nombreuses contributions à la Nouvelle NRF (poèmes, proses et critiques d’art).
Cependant, malgré ses recueils édités, sa participation régulière à la Nouvelle NRF et ses liens avec le cercle de Jean Paulhan et le Collège de Sociologie, Edith Boissonnas demeure peu connue en Suisse, son pays d’origine, comme en France, où elle a publié l’ensemble de son oeuvre. Le projet FNS cherchera donc à revaloriser cette oeuvre presque oubliée de la critique littéraire et du grand public, en lui redonnant ainsi sa place au sein du paysage littéraire du XXe siècle.
Edith Alice Marie Roethlisberger est née le 24 avril 1904 à Baden, deuxième enfant du couple que forment Paul-Ulrich Roethlisberger, docteur en médecine, et Alice Marie Blancpain, institutrice. La famille emménage à Genève en décembre 1908, où Edith effectue toute sa scolarité jusqu’au Collège, qu’elle interrompt, en octobre 1922, pour suivre ses parents en Espagne. Elle ne revient en Suisse, fin 1923, que pour repartir, en direction de l’Angleterre, cette fois-ci, où elle passera, en août 1924, son examen pour le Certificate of Proficiency.
Comme ses parents ont acheté le Château et le domaine viticole de la Millière à Sanary-sur-Mer, dans le département du Var, Edith vit entre l’exploitation parentale et Genève, où habitent encore sa soeur Yvonne et son mari. A Genève, elle renoue des liens avec des amis de jeunesse, parmi lesquels May Boissonnas et son frère, Charles, qu’elle fréquente tout particulièrement. Le mariage de Charles et Edith est célébré le 9 juillet 1927, à Carouge. Docteur ès sciences chimiques et physiques à l’Université de Genève, Charles obtient une bourse de Research Fellow à Harvard et les jeunes mariés embarquent pour les Etats-Unis.
La santé déjà fragile d’Edith pâtit de leurs nouvelles conditions de vie et du système de chauffage défectueux de leur habitation ; le couple n’attend plus que l’occasion de revenir sur le vieux continent. Près de six années de maladie, entrecoupées de quelques phases d’amélioration, contraignent Edith à occuper ses temps de convalescence par la lecture, mais surtout par l’écriture. Si elle semble toujours avoir rempli de récits divers les espaces libres de ses cahiers d’écolière, c’est vraisemblablement dans ces périodes de longues maladies que s’est affirmée son envie d’écriture, sa vocation littéraire.
Remise de cette longue période de maladie, Edith cherche effectivement à se faire publier. Mise en contact avec la Nouvelle Revue française, par l’intermédiaire de Léon Bopp, notamment, Edith réitère les lettres et les envois de poèmes vers Jean Paulhan, dès 1938. De passage à Paris, elle rencontre alors le directeur de la NRF, lequel l’introduit auprès du Collège de Sociologie et publie son poème, « Les Civilisations », dans Mesures, en avril 1939.
La guerre est une période particulièrement pénible pour Edith, contrainte de demeurer en Suisse, faute de posséder un passeport français, loin de sa famille, restée à Sanary-sur-Mer, et de ses nouveaux amis parisiens. De plus, elle doit s’acclimater à un nouvel environnement en accompagnant Charles qui a été nommé à la chaire de chimie physique de l’Université de Neuchâtel en 1940. Mais c’est surtout la censure et l’esprit de neutralité de la Suisse et des Suisses qui l’exaspèrent le plus.
Edith n’attend que la fin de la guerre pour rejoindre Paris. En juillet 1945, Jean et Germaine Paulhan rendent visite aux Boissonnas. Edith et Jean travaillent au choix des poèmes qui formeront son tout premier recueil, Paysage cruel, qui paraîtra finalement en 1946. Leur liaison prend naissance à cette époque.
Enfin à Paris, Edith fait la rencontre de Jean Dubuffet, avec qui elle se liera d’amitié et participera à l’aventure de l’Art brut, dont il est l’une des têtes de liste. A l’été 1954, elle partage également l’expérience de la mescaline avec Jean Paulhan et Henri Michaux, dont elle rendra compte dans un numéro de la NRF. Avec ses six recueils de poèmes, Paysage cruel (1946), Demeures (1950), Le Grand Jour (1955), L’Embellie (1966), pour lequel elle reçoit le Prix Max-Jacob, Initiales (1971) et Etude (1980), et publiant régulièrement des poèmes, des textes en prose, des essais et des critiques d’art, Edith Boissonnas s’affirme comme l’un des auteurs phares de La Nouvelle NRF.
Refusant les approches strictement identitaires de ses écrits – sa nationalité suisse, son sexe -, Edith Boissonnas livre une oeuvre où circulent les questions d’identité, par son ambiguïté lyrique autour de l’identité sexuelle, mais aussi quand elle tente d’explorer, dans l’intériorité du sujet lyrique, le monstre tenu en état de secret, qui figure la présence du sacré dans la vie quotidienne. La tauromachie, pour laquelle elle partage avec Michel Leiris, Georges Bataille et Jean Paulhan une forte passion, figure aussi bien le passage du sacré que la démesure de l’homme, monstre d’instincts pour Boissonnas.
Edith Boissonnas décède le 9 octobre 1989, peu après son mari, disparu le 8 novembre 1987.
Les articles sur Edith Boissonnas, publiés de son vivant, sont majoritairement courts, parus dans la presse. Ils inscrivent l’auteure dans la promotion de la « poésie féminine » en France à partir des années cinquante. Boissonnas figure parmi les auteures de la première anthologie de poésie féminine réalisée par Marcel Réalu en 1953, et le Prix Max-Jacob, qu’elle obtient en 1967 avec L’Embellie, lui vaut un article de Jean Rousselot, « Pleins feux sur la Poésie féminine ».
L’article de Jane McLelland, en1983 (Contemporary Literature, XXIV, n°2), « Now that the Muse is writing : écriture féminine and contemporary french women’s poetry », montre bien comment émerge un concept culturel d’écriture féminine. Elle note que, parmi les auteures concernées, Boissonnas fait partie de celles qui résistent à cette reconnaissance par le genre de leur talent d’écriture.
Dans la perspective des études genre, Edith Boissonnas s’inscrit alors parmi les auteures dont Valérie Cossy affirme qu’elles « ont elles-mêmes trouvé problématiques les assignations du féminin dans le champ littéraire » et ont tenté de se « préserver un accès à la Littérature au sens artistique et universel du terme ». L’ouvrage de Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir 1945-1970 (Fayard, 2000) portent sur les années d’activités les plus intenses de Boissonnas, et l’ouvrage plus récent de Michèle Riot-Sarcey fait un bilan de l’Histoire du féminisme (La Découverte, 2008). C’est sous cet angle du féminisme conjugué à la question de la littérature romande que paraît un premier article universitaire sur l’auteure : en 2003, Dominique Kunz Westerhoff publie dans Versants (n° 46) un article où Edith Boissonnas est l’une des quatre auteures abordées : « Le figural au féminin. Quelques poètes de Suisse romande ». Dans les pages consacrées à Boissonnas, la critique pose la question du « neutre » au double niveau du rapport de l’auteure à la politique de son pays durant la Seconde Guerre mondiale et de son ambiguïté lyrique autour de l’identité sexuelle.
À cette approche genre de l’oeuvre de Boissonnas se conjugue, de son vivant, celle émanant du cercle de Jean Paulhan et de La Nouvelle NRF. Deux articles conséquents, véritables analyses critiques de longue haleine, sont à relever : tout d’abord, Jean Wahl, dans Critique, en décembre 1951, publie « Le privilège des sortilèges », à propos de Demeures. Il s’attache en particulier à la figuration multiple et complexe du sujet lyrique chez Boissonnas. Ensuite, Jacques Borel, publié dans La NRF n° 173, en mai 1967, alors que paraît L’Embellie, met le doigt sur cet « empire du secret » qu’est le « moi ». Il pointe ainsi avec justesse l’accord des préoccupations poétiques de Boissonnas et Paulhan en matière de représentation animale de l’intériorité mais aussi d’Henri Michaux avec lequel elle partage un imaginaire ethnographique, entomologique et tératologique.
Si la critique contemporaine de l’oeuvre reste modeste, la critique académique depuis la publication du dernier recueil d’Edith Boissonnas chez Gallimard en 1980, Etude, demande à être développée. C’est à Cyrille Gigandet et Jean Borie que nous devons, en 1998, le seul ouvrage la concernant bien qu’elle partage la vedette avec son mari, Charles Boissonnas, professeur de chimie à l’Université de Neuchâtel. L’ouvrage s’inscrit exclusivement dans une perspective biographique : Hommage à Edith et à Charles Boissonnas. Autour de la NRF et du Collège de Sociologie, publié par Droz. Il se présente avant tout comme un florilège d’inédits qui donne de bonnes indications sur l’importance du fonds.
Etant données la richesse du fonds d’archives inédites de la poétesse Edith Boissonnas (1904-1989) et la relative absence de l’auteure de l’horizon critique actuel, de nombreux travaux se profilent, qu’il s’agisse de mise en lumière de manuscrits inédits ou d’études critiques de l’oeuvre.
Dans le projet FNS qui lui est actuellement consacré, trois axes se dégagent. Le premier porte sur le rapport entre l’oeuvre publiée et l’oeuvre inédite ; il recoupe la question des genres littéraires chez l’auteure. Bien qu’Edith Boissonnas ne publie que des ouvrages de poésie versifiée, elle n’a cessé d’écrire de la prose, comme en témoigne le fonds d’archives. Le second s’intéresse à la reconnaissance de Boissonnas par son époque et les difficultés actuelles que pose la réception de son oeuvre. Le dernier s’attache à la place de l’auteure dans le développement des échanges intellectuels et éditoriaux franco-suisses et la promotion de la poésie féminine dans les années cinquante. Ces trois axes situeront l’oeuvre d’Edith Boissonnas dans son contexte et les tensions historiques de son époque. C’est à la lumière de cette situation de l’auteure, prise entre des contraintes sociales contradictoires, que nous envisagerons la poétique d’une oeuvre qui renoue avec l’une des fonctions sociales et historiques de l’intellectuel : la prise en charge du sacré.
Fonds national suisse de la recherche scientifique : www.snf.ch
Muriel Pic, collaboratrice scientifique FNS
Institut de littérature française
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Neuchâtel
Faubourg de l’Hôpital 77
CH-2000 Neuchâtel
E-mail: muriel.pic@unine.ch
Téléphone: +41 32 718 16 46
Simon Miaz, assistant de recherche FNS
Institut de littérature française
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Neuchâtel
Faubourg de l’Hôpital 77
CH-2000 Neuchâtel
E-mail: simon.miaz@unine.ch
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