La philo pour faire dialoguer les sciences

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Rencontre avec Kathrin Koslicki, Professeure ordinaire de philosophie théorique

«Forme, matière, substance», c’est le titre de la leçon inaugurale que Kathrin Koslicki, Professeure de philosophie théorique, donnera mercredi 17 novembre à l’UniNE. Une philosophe souriante dont les racines ont poussé en Allemagne, avant de se développer aussi bien dans la Grèce antique que dans l’Amérique contemporaine.

A la fin de son école obligatoire, en Allemagne, elle avait le choix entre le français et le grec ancien. Elle a opté pour celui-ci. Une bonne décision selon elle, étant donné son intérêt pour la philosophie grecque ancienne et la tradition aristotélicienne - jusqu'à ce qu'elle commence son poste à l'Université de Neuchâtel, où le fait d'être plus avancée en français lui aurait été utile. Mais elle y travaille!

Armée de sa connaissance du grec ancien, elle a enfourché sa Honda XL500 pour sillonner les routes d’Europe. Avant de quitter le Vieux Continent pour rejoindre le Nouveau… et y passer finalement une trentaine d’années! Kathrin Koslicki y étudiera d’abord, et y enseignera ensuite, en passant par la Louisiane, la Californie, la Floride, le Massachusetts, l’Utah, le Colorado, l’Indiana et, au Canada, l’Alberta. Avant que l’appel de l’Europe se fasse ressentir… et qu’elle atterrisse à l’UniNE.

«Forme, matière, substance», c’est le titre de votre leçon inaugurale. Et il semblerait qu’Aristote en soit le personnage principal, avec son concept de l’hylomorphisme, que vous allez nous expliquer simplement… et lentement!

L’idée est que l’objet est davantage que la matière qui le constitue. Il doit y avoir un composant additionnel, une sorte de principe unifiant, ce qu’Aristote nomme la «forme», qui rend compte de la structure, de l’unité et de l’identité de l’objet à travers le temps, et qui impose des contraintes structurelles sur les éléments matériels qui le composent.

Par exemple, pour construire une chaise, il faut certains éléments matériels, et ces éléments doivent être assemblés d’une certaine manière. Une phrase a une structure, une musique aussi, et un rocher également. La structure est donc partout, qu’elle soit liée à la volonté humaine ou pas.

Ce que j’essaie de faire dans mon travail, c’est d’intégrer celui-ci à une compréhension scientifique contemporaine du monde. Les objets, composés de matière et de formes, peuvent être classés comme des sortes de substances. Au cours du Moyen Âge, de nombreux penseurs se sont révoltés contre la prévalence des formes aristotéliciennes dans la philosophie médiévale, car ils remettaient en cause le pouvoir explicatif de ces formes. Mais je pense qu’on peut réconcilier Aristote avec une compréhension moderne du monde.

En quoi votre approche néo-aristotélicienne peut-elle coïncider avec notre époque?

Par le fait de réfléchir à la réalité, de la façon la plus générale possible, en étudiant des concepts très vastes comme l’existence, l’identité, le temps, les différences entre propriétés et objets, la causalité, et de mettre ces réflexions à disposition d’autres secteurs.

Aujourd’hui, avec l’accumulation de données qui proviennent de tous les horizons, il est utile que les philosophes puissent établir des liens avec des chercheuses et des chercheurs de disciplines qui ne communiquent pas nécessairement entre elles. Avec mon collègue Olivier Massin, nous travaillons d’ailleurs à un nouveau cours à ce propos, qui fera partie du programme de Bachelor en science des données.

Qu’est-ce qui vous passionne le plus dans vos recherches et dans l’enseignement qui y est lié?

Pour moi, les sujets que j’étudie sont passionnants en soi. Par exemple, la question des relations entre les parties et le tout est essentielle, parce qu’elle relève d’une façon d’appréhender le monde et a des applications dans tous les domaines. Toutes les disciplines sont confrontées à ces questions, mais les abordent en tant que présupposés, alors que ma discipline, la métaphysique, les prend comme objets d’étude.

L'enseignement représente une partie très importante de ma vie universitaire. J’aimerais citer par exemple un cours interdisciplinaire que j'ai développé au fil des ans sur le procès et l'exécution de Socrate, cours que j'aimerais recréer à l'Université de Neuchâtel avec l'aide de mes nouveaux collègues d'autres départements. Les étudiant-e-s sont invités à décider par eux-mêmes si les citoyens d'Athènes ont eu raison de condamner et d'exécuter Socrate en 399 av. J.-C.

Grâce à des méthodes innovantes, notamment l'apprentissage mixte et l'apprentissage par projet, nous explorons les circonstances philosophiques, historiques, culturelles, politiques, qui ont conduit à la mort de Socrate, pour aboutir à une représentation de notre propre procès fictif de Socrate. Nous examinons le témoignage de quelques illustres contemporains de Socrate, et sur le point de vue de personnages ultérieurs. Nous nous appuyons sur les perspectives d'expert-e-s issu-e-s de diverses disciplines, notamment la philosophie, l'histoire, les lettres classiques, les sciences politiques et les études religieuses.

Tout autre sujet… enfant, quelle profession rêviez-vous d’exercer?

J’ai passé beaucoup de temps à dessiner, à peindre… à un moment, j’ai pensé devenir scénographe, ce qui m’aurait permis de combiner la dimension artistique à la dimension intellectuelle. Mais dès que j’ai commencé à étudier la philosophie, je n’ai plus jamais regardé en arrière.

Un livre qui a participé à vous construire en tant que personne?

Le livre qui m’accompagne le plus depuis des décennies, c’est vraiment la «Métaphysique» d’Aristote. Je le relis très régulièrement, chaque fois je découvre des choses que je n’y avais pas encore vues, donc si je devais choisir un livre pour aller sur une île déserte, cela serait probablement celui-là!

Quelle est la musique qui vous accompagne en général?

Actuellement, on est tellement connectés en permanence que lorsque je ne travaille pas, j’ai simplement envie d’écouter les sons de la nature. L’eau, le vent, le bruissement des feuilles, les oiseaux… Je passe beaucoup de temps à la montagne, le plus possible, je pratique l’escalade, le ski, et j’apprécie vraiment le fait de me déconnecter et d’écouter l’environnement. J’aime la musique, mais le besoin de me déconnecter de tout l’emporte.

Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans votre parcours universitaire?

Je crois que le tournant le plus important de ma trajectoire a été le fait de partir pour les États-Unis. Cela m’a permis d’envisager un parcours académique, alors que personne dans ma famille n’était universitaire. Je ne pense pas que j’aurais pu devenir professeure si j’étais restée en Allemagne. Aux États-Unis, il y a ce cliché comme quoi on peut devenir ce qu’on veut si l’on travaille dur. Et dans mon cas, cela a fonctionné. Cela a été très libératoire de pouvoir me réinventer ainsi, simplement sur la base de mon travail et, je l’espère, de mon talent ! (Rires)

Votre premier contact avec les USA a été New York?

Oui! Je suis allée à SUNY Stony Brook University à Long Island. Juste avant, je vivais dans une maison du 16e siècle à Tübingen, sans voiture, sans téléphone… Se retrouver à Long Island, où on ne peut pas survivre sans sa voiture, a été un vrai choc culturel!

Interview UniNE 2021

Leçon inaugurale

«Forme, matière, substance»
Leçon inaugurale de Kathrin Koslicki


Mercredi 17 novembre 2021 à 18h15
Aula du 1er Mars 26

Bio express

Kathrin Koslicki est née et a grandi à Munich (Allemagne). Après une année universitaire à Tübingen, c’est aux USA qu’elle a poursuivi ses études: Bachelor en philosophie à la State University of New York at Stony Brook, puis doctorat en philosophie au MIT (Massachusetts Institute of Technology) en 1995. Elle a ensuite occupé différents postes dans de nombreuses universités aux Etats-Unis et au Canada (Alberta). Après avoir tissé différents liens avec le milieu de la philosophie en Suisse (et notamment avec l’Université de la Suisse italienne), elle collabore avec l’UniNE depuis 2020.


Domaines de recherche et d’expertise

  • Métaphysique
  • Philosophie du langage
  • Philosophie grecque ancienne

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