Fermer
_flsh_histoire_choix-resize2000x312.jpg

Victor Magen

 

Livre de compte

 

Lausanne, 1852-1853

 

Version originale

Version PDF

 

Présenté par Olivier Lamon

 


Présentation

Victor Magen, libraire-éditeur parisien s’étant réfugié en Suisse après le coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851, fut sur ordre du Conseil fédéral helvétique appréhendé à Lausanne par la police vaudoise au matin du 21 juillet 1853. Quelques heures plus tard, une perquisition au domicile de ce républicain français se solda par la saisie d’un document que la justice vaudoise décrivit comme « un cahier manuscrit relatif à la vente de livres, renfermant un inventaire d’ouvrages »[1].

Ce cahier constituait le livre de compte tenu par Victor Magen durant son exil suisse. Le libraire y inscrivait l’intitulé de tous les ouvrages et brochures qu’il vendait ou plaçait dans les cantons helvétiques, précisant à chaque fois le nombre d’exemplaires ainsi que le prix et notant parfois le lieu de la transaction et le nom du client. Ce document permet de mettre en lumière les vecteurs matériels de la circulation transnationale des idées politiques véhiculées par la proscription républicaine française dans l’espace francophone européen au milieu du XIXe siècle.

Né en 1808 à Venise de parents français, Victor Magen se fixa à Paris comme éditeur au début des années 1830. Il y obtint par la suite un brevet de libraire avant d’être en septembre 1851 nommé co-gérant de la Propagande démocratique et sociale européenne, une société dirigée par Eugène Carpentier qui éditait et diffusait des titres républicains et démocrates-socialistes[2]. Condamné à l’éloignement après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Magen trouva refuge en Suisse et ne tarda pas à reprendre clandestinement ses activités commerciales. Les premières entrées de son livre datent en effet du 28 octobre 1852, puis se poursuivent sans discontinuer jusqu’au 1er juillet 1853. Ce livre de quarante pages non-numérotées se compose de deux parties : la première liste les imprimés placés à crédit auprès de libraires ou de particuliers ; la seconde recense les imprimés vendus au comptant.

Exerçant clandestinement en Suisse, Victor Magen était contraint de mener ses affaires de manière itinérante, la mobilité étant à la fois un gage de liberté et de sécurité. Son livre de compte en témoigne : le libraire allait inlassablement placer des imprimés à travers la Suisse (Bâle, Bulle, Berne, Fribourg, Genève, Lausanne, Neuchâtel, Nyon, Vevey) et la Savoie (Annecy, Chambéry). L’ensemble de ses déplacements étaient dictés par sa clientèle. Figuraient en premier lieu parmi celle-ci plusieurs de ses concitoyens également exilés après le coup d’État, dont le romancier et ex-représentant du peuple Eugène Sue, réfugié à Annecy, ou l’ex-représentant Victor Chauffour, exilé à Bâle. Tout laisse à penser que ces concitoyens et nombre de clients anonymes effectuant leur achat au comptant entretenaient des activités de colportage transfrontalier. Plusieurs librairies helvétiques faisaient en deuxième lieu partie intégrante de la clientèle du libraire, parmi lesquelles la librairie Blanchoud de Vevey, Fischer de Berne, Vedel de Lausanne, Lesquereux de La Chaux-de-Fonds ou Cherbuliez et Bécherat de Genève. Victor Magen possédait en troisième lieu une clientèle composée de membres de l’élite politique radicale suisse. L’homme fort du gouvernement genevois James Fazy, les conseillers d’État fribourgeois Georges Clément et vaudois Abraham Meystre ou le député vaudois Jules Eytel se retrouvent en effet régulièrement dans les pages de son livre.

Le libraire distribua au total 91 titres différents. Ce catalogue formait un corpus hétérogène, regroupant aussi bien des textes peu politisés, comme un Syllabaire amusant des petits enfants (Paris, v. 1848), que des œuvres militantes, telles que Les Tables de proscription de Louis-Bonaparte de Pascal Duprat (Liège, 1852), le De la Révolution dans l’homme et dans la société d’Ernest Cœurderoy (Londres et Bruxelles, 1852), ou encore des œuvres aujourd’hui considérées comme majeures, à l’instar de Napoléon le Petit de Victor Hugo (Londres, 1852) ou de l’Histoire des crimes du Deux Décembre de Victor Schœlcher (Bruxelles, 1852), et des œuvres depuis oubliées, comme les Bonnes paroles d’un proscrit français de François Favre (Bruxelles, 1852) ou les Mémoires d’un enfant du peuple de Louis Avril (Genève, 1852). Un dénominateur commun reliait néanmoins ces imprimés : il s’agissait presque exclusivement d’éditions publiées entre 1850 et 1853.

L’actualité du catalogue du libraire peut d’une part se comprendre à l’aune de sa situation d’exilé. Celui-ci, à l’en croire son épouse, ne put en effet emporter dans sa proscription que « quelques […] écrits provena[nt] du fonds de commerce en librairie qu’il possédait autrefois à Paris »[3]. Il ne put non plus reconstituer un stock, puisqu’il logeait dans un exigu appartement lausannois où « aucune provision quelque peu considérable de brochures ou de livres traitant de politique »[4] ne fut d’ailleurs découverte. Le libraire commerçait ainsi, de son propre aveu, des titres qu’il recevait « en partie de Londres, en partie de Belgique »[5]. Il complétait son catalogue en effectuant des achats auprès de ses clients : le 9 mars 1853 à Lausanne, il acquit par exemple chez Carlo Arduini, ancien député à l’Assemblée constituante romaine, vingt exemplaires de ses Mystères du clergé romain (Lausanne, 1852) imprimés chez Stanislav Bonamici.

L’actualité du catalogue du libraire s’explique d’autre part par la contingence des préoccupations républicaines françaises, déterminées par le récent coup d’État. Le 2 décembre et la proscription qu’il engendra suscita l’apparition d’une nouvelle littérature politique républicaine qui, dénonçant ce qui était qualifié d’« assassinat de la République », ne commença à paraître qu’au printemps 1852. Ces nouveaux textes de combat, axés sur le coup d’État, constituèrent d’ailleurs la littérature la plus vendue par le libraire. Parmi ses dix best-sellers figurent Le coup d’État de Louis-Bonaparte de Xavier Durrieu (Bruxelles, 1852), l’Enquête sur le Deux-Décembre du colonel Charras (Bruxelles, 1852), Jeanne et Louise d’Eugène Sue (Genève, 1853) – ouvrage publié par Victor Magen lui-même – ou encore Les deux Cours et les Nuits de Saint-Cloud d’Hippolyte Magen (Londres, 1853).

Le coup d’État transparaît aussi implicitement dans le titre le plus vendu (363 exemplaires) par le libraire : la Lettre au peuple français (Bruxelles, 1852) publiée par Félix Pyat, Marc Caussidière et Jean-Baptiste Boichot, tous trois proscrits après l’insurrection parisienne du 13 juin 1849. Or, ce titre était le seul au format in-64 du catalogue. Étant les plus appropriés à la circulation clandestine, les petits formats, au prix de surcroît bon marché, furent davantage écoulés par le libraire. Victor Magen distribua, par exemple, 81 exemplaires de l’édition in-32 de Napoléon le Petit contre un seul exemplaire de son édition in-18, tout comme il diffusa davantage les petites éditions (49 exemplaires in-32, contre 3 in-24) de La Voix mystérieuse d’Auguste Callet (Londres, 1852) et du Coup d’État de Xavier Durrieu (103 exemplaires in-32, contre 29 exemplaires in-18).

La prédilection pour les petits formats se justifiait, de plus, par le fait que ces titres devaient franchir clandestinement les frontières avant de parvenir dans son catalogue. Ceux-ci n’étaient en effet majoritairement pas édités en Suisse. La Belgique, l’Angleterre mais aussi la France fournissaient davantage le catalogue du libraire. Jusqu’au 2 décembre et malgré les restrictions sur la presse réinstaurée sous la Seconde République[6], les républicains arrivaient encore à publier en France. C’est ainsi que Victor Magen édita les Lettres d’un proscrit (Paris 1851) et les Loisirs d’un proscrit de Félix Pyat (Paris, 1851), deux titres écrits depuis l’exil helvétique. Après le 2 décembre, les républicains français privilégièrent souvent des éditeurs bruxellois, tels que Jean-Baptiste Tarride, ou londoniens, à l’instar de William Jeffs. Seule république au cœur d’une Europe monarchique, l’asile qu’accordait la Suisse aux réfugiés du « printemps des peuples » suscitait l’ire et les pressions diplomatiques des puissances réactionnaires. Les réfugiés n’avaient par conséquent aucun intérêt à attiser ces pressions par leurs publications, risquant par-là de fragiliser leur propre position en Suisse.

La légation française de Berne, scrutant de près les agissements des colporteurs français dans les cantons limitrophes de l’Empire, se soucia bientôt de la présence de Victor Magen en Suisse. En février 1853, elle pria le président de la Confédération « de vouloir bien prescrire les mesures nécessaires pour que cet individu […] soit éloigné de la frontière française »[7]. Le Conseil fédéral ordonna en juin l’arrestation et l’audition du libraire ainsi que la perquisition de son domicile. Appréhendé un mois plus tard à Lausanne, Victor Magen fut le 26 juillet expulsé du territoire helvétique après que l’autorité suprême de la Confédération ait jugé qu’il s’était rendu coupable « du placement d’ouvrages, d’écrits et de lithographies injurieux et séditieux » et que, partant, « sa présence en Suisse [pouvait] compromettre [les] relations [de la Suisse] avec [les] Gouvernements voisins »[8]. Le libraire-éditeur embarqua finalement pour Londres en septembre 1853.

Ce livre de compte constitue en somme un précieux témoignage. Il permet de reconstituer à la fois l’itinéraire, les réseaux et les activités de libraire de Victor Magen. Ce dernier, malgré l’éloignement de son pays d’origine, poursuivit durant huit mois l’exercice de son métier aussi bien pour subvenir à ses besoins que pour faire œuvre de résistance à un régime ayant « assassiné la Seconde République » et conduit à sa proscription. Il mena alors une intense activité de colportage qui participa indéniablement à la diffusion de la culture républicaine française en Suisse au milieu du XIXe siècle. Cette diffusion, essentiellement véhiculée par le truchement de petits formats plus simples à transporter et à dissimuler, fut avant tout celle d’œuvres de dénonciation du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

 

[1] Archives fédérales suisses, Berne (désormais : AFS), E21#1000/131#142*, Personendossier MAGEN Victor : La justice pénale du canton de Vaud, 21 juillet 1853.

[2] AFS, E21#1000/131#142*, Personendossier MAGEN Victor : Convention d’association entre Eugène Carpentier et Victor Magen, 14 septembre 1851.

[3] AFS, E21#1000/131#142*, Personendossier MAGEN Victor : Le Département de Justice et Police du Canton de Vaud au Département de Justice et Police de la Confédération, 27 juillet 1853.

[4] Ibid., 23 juillet 1853.

[5] Ibid., 27 juillet 1853.

[6] Les restrictions sur la liberté de la presse furent réinstaurées dès août 1848, en réaction aux journées insurrectionnelles de juin : en plus de la suspension de titres légitimée par l’état de siège, deux décrets rétablirent en août le cautionnement et les crimes et délits de presse. À la suite des journées de juin 1849, la liberté de la presse fut encore réduite par la loi du 27 juillet 1849, définissant notamment de nouveaux délits de presse et ciblant le colportage. Enfin, la loi sur la presse de juin 1850 sonna le glas de la liberté de la presse, en confirmant le cautionnement et en rétablissant le droit de timbre et l’obligation de signer les articles de presse.

[7] AFS, E21#1000/131#142*, Personendossier MAGEN Hippolyte : Arthur de Gobineau à Wilhelm Naef, 28 février 1853. Dans ce courrier, Arthur de Gobineau confond Victor Magen et Hippolyte Magen qui, lui, ne trouva pas asile en Suisse, mais en Angleterre. N.B. : Victor et Hippolyte n’avaient aucun lien de parenté.

[8] AFS, E21#1000/131#142*, Personendossier MAGEN Victor : Arrêté du Conseil fédéral, le 26 juillet 1853.

 


Bibliographie

Sylvie Aprile, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010.

Sylvie Aprile, Nathalie Bayon, Laurent Clavier, Louis Hincker et Jean-Luc Mayaud (dir.), Comment meurt une République : autour du 2 décembre 1851, Paris, Créaphis, 2004.

Sylvie Aprile et Delphine Diaz (dir.), Les réprouvés. Sur les routes de l’exil dans l’Europe du XIXe siècle, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021.

Hans Bessler, La France et la Suisse de 1848 à 1852, Paris, V. Attinger, 1930.

Christophe Charle, Le Siècle de la presse, 1830-1939, Paris, Le Seuil, 2004.

Delphine Diaz, En exil. Les réfugiés en Europe, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 2021.

Maurice Engelhard, « La contrebande politique sur la frontière du Rhin pendant le Second Empire », Revue alsacienne, 1882-1883, p. 116-123.

Adrian Jenny, Jean-Baptiste Adolphe Charras und die politische Emigration nach dem Staatsstreich Louis-Napoleon Bonapartes, Bâle/Stuttgart, Verlag von Helbing und Lichtenhahn, 1969.

Raimund Rütten, « À la recherche d’une république démocratique et sociale », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2018, n° 139, p. 153-166.

Decio Silverstrini, Una tipografia del Risorgimento: S. Bonamici & Ci. Losanna 1845-50, Bellinzona, Grassi, 1924.

Marc Vuilleumier, Immigrés et réfugiés en Suisse : aperçu historique, Zurich, Pro Helvetia, 1992 [1987].

Marc Vuilleumier, « L’impression et la diffusion de la propagande républicaine à Genève au temps du Second Empire (1852-1856) », in Jean-Daniel Candaux et Bernard Lescaze (dir.), Cinq siècles d’imprimerie genevoise. Actes du colloque international sur l’histoire de l’imprimerie et du livre à Genève (27-30 avril 1978), Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1981, p. 273-297.

 


Pour citer ce document

Victor Magen, Livre de compte, [Lausanne, 1852-1853], présenté par Olivier Lamon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 15 novembre 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/25.html