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Charles Renouvier

 

Manuel républicain de l'homme et du citoyen

 

Paris, 1848

 

Version originale

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Présenté par Vincent Peillon

 


Présentation

Le Manuel républicain de l’homme et du citoyen de Charles Renouvier est sans doute un des textes les plus emblématiques de la révolution de 1848 et de l’esprit de ses protagonistes ou, au moins, de ceux des journées de Février. Il synthétise à sa façon ce que fut la doctrine des républicains socialistes telle qu’elle s’est construite dans l’opposition à la Monarchie de Juillet. Mais s’il est emblématique, c’est tout autant par la crise politique qu’il provoqua et par les tensions inhérentes à sa doctrine que par la philosophie idéaliste qu’il développe et les réformes ambitieuses qu’il propose. Avant d’être une révolution oubliée[1], la révolution de 1848 fut une révolution contrariée, déchirée. Le Manuel illustre cette difficulté : il sera à la fois la cause de la démission du Ministre commanditaire, Hippolyte Carnot, et un texte à l’égard duquel son propre auteur prendra ses distances[2].

Hippolyte Carnot (1801-1888) est le fils de Lazare Carnot (1753-1823), le conventionnel qui fut membre du Comité de salut public, général des armées de la Révolution, Ministre de l’intérieur lors des Cent-Jours, et qui mourut en exil comme régicide. Il est aussi le frère du physicien Sadi Carnot (1796-1832), inventeur de la thermodynamique prématurément décédé, et le père de Sadi Carnot (1837-1894), Président de la République entre 1887 et son assassinat à Lyon par un anarchiste italien. Ancien saint-simonien ayant en février 1831 repris puis dirigé avec Pierre Leroux la Revue Encyclopédique fondée en 1819 par Marc-Antoine Jullien de Paris, Hippolyte Carnot devient le 24 février 1848 membre du gouvernement provisoire en tant que Ministre de l’Instruction publique et des cultes[3]. Il nomme sans attendre le 29 février une Haute commission des études scientifiques et littéraires dont Jean Reynaud est le Président et le jeune polytechnicien Charles Renouvier le secrétaire[4]. À cette époque, ce dernier a déjà publié un Manuel de philosophie moderne (1842), un Manuel de philosophie ancienne (1844), contribué lui aussi à lEncyclopédie nouvelle, et écrit dans la Revue Indépendante de Pierre Leroux et de Georges Sand.

 

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Le 6 mars, dans la perspective des élections législatives du mois d’avril, le ministre Carnot commande par circulaire la rédaction, sous forme de « catéchisme », de manuels d’instruction civique visant à éclairer les nouveaux citoyens que venait de reconnaître la proclamation du « suffrage universel ». De nombreux manuels sont rédigés, souvent localement. Le Manuel de l’instituteur pour les élections de l’historien Henri Martin et celui de Charles Renouvier sont envoyés à quinze mille exemplaires aux recteurs. Le recteur de Caen refuse de distribuer le Manuel de Renouvier qu’il trouve trop socialiste, et Carnot exige la démission de ce fonctionnaire indiscipliné. Le 5 juillet, lors de la discussion du projet du Ministre sur l’instruction, le député de la Drôme Louis-Bernard Bonjean incrimine à nouveau le Manuel et le juge coupable de véhiculer des écrits « dangereux » et « détestables »[5]. Le passage incriminé est celui où l’élève demande au maître : « Existe-t-il des moyens d’empêcher les riches d’être oisifs et les pauvres d’être mangés par les riches ? »

On comprend que ce texte ait pu susciter quelques réactions, d’autant plus que la réponse positive du maître revenait à proposer une définition de la fraternité qui exigeait la limitation du droit d’héritage et aussi celle de l’intérêt du capital. L’enjeu de la controverse était bien une certaine conception de la République sociale et de la fraternité que la répression des journées de Juin venait d’écarter au profit d’une conception bien plus modérée. Le député Bonjean demande alors qu’on réserve le vote des crédits, conduisant Hippolyte Carnot à demander la confiance de la Chambre. Cette confiance lui étant refusée, il se trouva alors contraint à la démission. Charles Renouvier est évidemment entraîné dans sa chute, et propose rapidement une seconde édition de son Manuel dans laquelle, se revendiquant socialiste et égalitaire, ce qui ne veut pas dire spoliateur, il écrivait s’être, en raison de la vocation institutionnelle de l’ouvrage, censuré dans la première édition, n’ayant donc « pas dit tout ce qu’il voulait dire »[6].

On remarquera en effet l’audace et la radicalité d’une philosophie sociale qui correspond pleinement à l’esprit des républicains et démocrates socialistes de 1848. Elle ne propose pas moins que la fin de « l’exploitation de l’homme par l’homme » à travers une série de mesures économiques et sociales qui donnent un contenu singulier et précis à la notion de fraternité. Celle-ci est, selon Charles Renouvier, le moyen de concilier liberté et égalité[7], mais aussi le but de la société[8]. La fraternité, qui est plus que la charité et plus que la justice, a un contenu concret et ne se contente pas d’être un sentiment. Ce contenu, c’est à la fois le droit au travail et le droit à l’instruction gratuite et obligatoire pour tous. Le travail qui fait vivre s’oppose ici à l’assistance, mais aussi à la paupérisation qui accompagne la révolution industrielle et la croissance urbaine. Le travail doit permettre à chacun d’assouvir son droit à la propriété qui, comme tous les droits et comme la liberté elle-même, doit trouver des limites réglées par la loi. La fraternité ne spolie donc personne, mais doit modérer tous les excès, en particulier l’accumulation sans frein des richesses au détriment du droit de propriété des autres ou même de leur droit à l’existence[9]. C’est pourquoi elle exige la division des propriétés, la promotion d’associations de production et de consommation, et la socialisation du crédit.

 

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L’intérêt du Manuel est donc de présenter ce que fut la doctrine des « républicains de la veille » au début de la révolution de 1848 : au droit au travail et au droit à l’instruction s’ajoutent d’autres mesures qui forment tout un programme et qui, comme l’impôt progressif, le crédit public, l’élection des magistrats, l’instauration des jurys, la gratuité de la justice pour les pauvres ou la suppression de la peine de mort, étaient dès 1833 présentes dans l’Exposé des principes républicains de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen. Cette doctrine semble alors relever d’un moment de l’histoire du républicanisme vite moqué par l’échec auquel il conduisit. Charles Renouvier a pu donner lui-même l’impression de désavouer ce texte lorsqu’il a fait la critique des errances de 1848, de son communisme et du postulat optimiste sur lequel il repose : l’idée d’une coïncidence entre intérêt personnel et intérêt collectif, soit d’une bonne volonté de tous. En 1848, l’égalité et la fraternité se seraient tournées contre la liberté et les droits de la personne. C’est à la fois l’idée de la liberté comme pouvoir et celle d’une transition pilotée par l’État qui se trouvent, en même temps que Louis Blanc, héritier de Robespierre et du jacobinisme, fortement récusées[10].

Ainsi le philosophe a été utilisé par une certaine historiographie républicaine comme illustrant de façon exemplaire la thèse selon laquelle l’établissement de la République dans la durée aurait nécessité une rupture avec les utopies fraternitaires des hommes de 1848[11]. Si, autour des revues de l’école positiviste d’Émile Littré et du néo-criticisme de Charles Renouvier, la nouvelle génération des républicains, celle de Léon Gambetta et de Jules Ferry, a pu prendre des distances avec les premiers républicains socialistes pour formuler des doctrines adaptées à leur tâche politique propre, il n’en demeure pas moins que cette histoire est, au moins pour ce qui concerne Charles Renouvier, plus complexe et plus nuancée qu’on a voulu le dire[12]. Le socialisme garantiste ou le socialisme libéral, dont Charles Renouvier se fait le théoricien à partir de la Science de la Morale (1869), n’abandonne pas purement et simplement le programme de réformes qui était celui du jeune républicain socialiste proche de Pierre Leroux et de Jean Reynaud. Dans ses derniers écrits, il revient à son inspiration première, proposant à la fois une critique de la République modérée ou bourgeoise et une réhabilitation de l’ouvriérisme de 1848[13]. Mais, dans la Philosophie analytique de l’histoire, sa critique de l’esprit de 1848 s’accompagnait déjà de la reprise d’un certain nombre de réformes : impôt progressif, fiscalité de l’héritage, abolition du salariat, propriété collective de l’outil de travail, associations, intervention de l’État. Bref, selon son expression même, il s’agissait de reprendre les « vœux de la plupart des socialistes de 1848 »[14].

Le Manuel républicain ne doit donc pas être lu comme étant une œuvre sans postérité, illustrant de façon paradigmatique les défauts, les errances, les excès, la déraison politique de la révolution de 1848. Il est au contraire un chaînon essentiel qui, avec bien d’autres, reflète à la fois la continuité et l’unité de la doctrine républicaine depuis la Révolution française et la façon dont cette doctrine a su inspirer les réformes qui ont été mises en œuvre par la République démocratique et sociale lorsqu’elle est devenue notre forme de gouvernement.

 

[1] Michèle Riot-Sarcey et Maurizio Gribaudi, 1848, la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.

[2] Sur cette distance de Renouvier à lui-même et sur la coupure entre le républicanisme des « vieilles barbes » de 1848 et celui de la Troisième République : Roger Picard, La philosophie sociale de Renouvier, Paris, Marcel Rivière, 1908, qui parle d’« un singulier esprit d’utopie qu’il devait repousser et combattre plus tard » ; Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, qui fait de Renouvier « le penseur de la faillite des espérances quarante-huitardes » (p. 10) ; Vincent Peillon, « L’héritage de 1848 dans la dernière philosophie de Renouvier : continuité et discontinuité au sein du républicanisme français », in Id., L’Émancipation. Essais de philosophie politique, Paris, PUF, 2020.

[3] Sur Hyppolite Carnot et son ministère : Paul Cunisset-Carnot, Hippolyte Carnot et le ministère de l’instruction publique de la IIe République : 24 février-5 juillet 1848, Paris, PUF, 1948 ; Rémi Dalisson, Hippolyte Carnot, la liberté, l’école, la République, Paris, CNRS éditions, 2011 ; Jean-François Condette, « 1848 : un éphémère printemps de l’école du peuple ? », Revue d'histoire du xixe siècle, 2017, n° 55, p. 75-92.

[4] Sur Jean Reynaud, voir David Albert Griffith, Jean Reynaud, encyclopédiste de l’école romantique, Paris, Marcel Rivière, 1965.

[5] Le moniteur universel, 6 juillet 1848, in Louis Foucher, La jeunesse de Charles Renouvier et sa première philosophie, Paris, Vrin, 1927, p. 194. Bonjean ne sera pas réélu en 1849. Premier président de la Cour de cassation lors de l’insurrection de la Commune, il sera arrêté, fait prisonnier puis fusillé le 21 mai 1871.

[6] Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, présenté par Maurice Agulhon, Paris, Garnier, collection « Les Classiques de la politique », 1981, p. 36-37.

[7] Ibid., p. 108. Il faut se souvenir que c’est seulement en 1848 que la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » est devenue la devise de la République. Michel Borgetto, La Devise « Liberté, Égalité, Fraternité », Paris, PUF, 1997, p. 60-62.

[8] Ibid., p. 148.

[9] L’héritage de la Déclaration des droits de Robespierre semble ici indiscutable.

[10] Charles Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, Paris, Bureau de la critique philosophique, 1886, t. 2 ; Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, Paris, Ernest Leroux, 1897, t. 4, p. 194-p. 207.

[11] Auguste Vermorel, Les hommes de 1848, Paris, Décembre-Alonnier, 1869 [1868]. La thèse de la rupture, au cœur de l’historiographie marxiste (Les luttes des classes en France, 1848-1850 ; Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ; Socialisme utopique et socialisme scientifique) est aussi soutenue par Claude Nicolet et François Furet : Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982 ; François Furet, La Révolution, Paris, Hachette, 1989.

[12] La revue La philosophie positive dirigée par Émile Littré et G. Wyrouboff de 1867 à 1883 et La Critique philosophique de Charles Renouvier et François Pillon de 1872 à 1885. Sur cette dernière, voir Laurent Fedi, « Philosopher et républicaniser : la Critique philosophique de Renouvier et Pillon, 1872-1879 », Romantisme, 2002/1, n° 115, p. 65-82. Dans son interprétation, Marie-Claude Blais fait de la philosophie de Charles Renouvier un effort accompli pour donner une doctrine à l’opportunisme : Marie-Claude Blais, Au principe de la République, op. cit., 3e partie, chap. 1er.

[13] Charles Renouvier, Les Derniers Entretiens, recueillis par Louis Prat, Paris, Vrin, 1980 [1903] ; Roger Picard, La philosophie sociale de Renouvier, op. cit. ; et Gabriel Séailles, La philosophie de Charles Renouvier : introduction à l’étude du néo-criticisme, Paris, Félix Alcan, 1905.

[14] Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, op. cit., p. 636.

 


Pour citer ce document

Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, [Paris, 1848], présenté par Vincent Peillon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 3 novembre 2021, Url : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/23.html.