Les inhibiteurs

Une enzyme peut être bloquée de plusieurs manières:

  1. Par un inhibiteur compétitif
  2. Par un inhibiteur non-compétif
  3. Par un inhibiteur incompétitif
  4. Par un inhibiteur irréversible

1. Les inhibiteurs compétitifs

Ils se lient de manière réversible au site actif de l'enzyme et en bloquent l'accès au substrat. Ils diminuent donc la concentration d'enzyme libre ([E]). En général ils ressemblent chimiquement au substrat. D'ailleurs, si une enzyme a plusieurs substrats possibles, ceux-ci peuvent aussi agir comme inhibiteurs compétitifs réciproques. Les meilleurs inhibiteurs sont souvent en fait des analogues de l'état de transition de la réaction.

Dans l'équation de Michaelis-Menten, KM est remplacé par:

KM' = KM(1 + [I]/KI )

KI = ki/k-i est la constante de dissociation de l'inhibiteur. Le KM apparent augmente donc, il y a perte apparente d'affinité pour le substrat. Cependant un supplément de substrat peut compenser cette inhibition et la vitesse maximale vmax reste la même.

Exemple pour un inhibiteur avec KI = 4 mM et [I] = 0, 2, 4, 8 mM,
et donc des
KM apparents = 3, 4.5, 6, 9 mM
Les quatre courbes ont la même asymptote à
vmax = 5 µkat

En double-réciproque, on obtient des droites de pentes différentes qui se croisent à 1/[S] = 0 :

1/vmax est donc le même, mais -1/KM est de plus en plus petit (flèches colorées), alors que la pente augmente.

Exemples concrets d'inhibiteurs compétitifs:

Un nombre croissant de médicaments sont des inhibiteurs compétitifs. Leur développement est facilité par l'identification d'une enzyme cible, sa purification et sa cristallisation. La connaissance précise de la structure tertiaire permet l'adaptation plus précise au site actif, afin de diminuer le risque d'effets indésirable sur des enzymes apparentées. La même approche permet aussi de développer des inhibiteurs irréversibles (voir plus loin)
Exemples de médicaments:
Le méthotrexate, un analogue structurel du tétrahydrofolate, est un inhibiteur compétitif de la dihydrofolate réductase, sur laquelle il se fixe 1000x mieux que le substrat naturel. C'est un médicament anticancéreux.
Zanamivir (Relenza®), utilisé par inhalation, et GS4104 (Tamiflu®) forme utilisable oralement de la substance active, GS4071, sont des inhibiteurs compétitifs (KI < 1 nM) de la neuraminidase du virus de la grippe. Le virus a besoin de cet enzyme pour se détacher de la cellule qui l'a produit.
Le sildenafil citrate (Viagra®) est un analogue du cGMP et en conséquence un inhibiteur compétitif de la phosphodiesterase de type 5 spécifique du cGMP (PDE5). Il augmente l'effet du signal transmis par le NO dans les corps caverneux du pénis et renforce l'érection. 
Sélectivité: plus efficace sur PDE5 que sur PDE6 (10x), PDE1 (>80x), PDE2, PDE3, et PDE4 (>1000x).
PDE6 est impliquée dans la vision des couleurs, PDE3 dans la contraction cardiaque, ce qui explique certains effets secondaires.

Inhibiteurs de protéases, d'amylase, etc. chez les plantes: Ils inhibent la digestion du tissu végétal par un herbivore, en diminuent donc la valeur nutritive. Ils protègent les plantes contre les herbivores. C'est à cause entre autres de ces inhibiteurs que la cuisson peut augmenter la digestibilité des aliments.

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2. Les inhibiteurs non-compétitifs

Ils se lient de manière réversible ailleurs qu'au site actif de l'enzyme et n'en empêchent pas l'accès. Il s'agit donc d'inhibiteurs allostériques, c'est-à-dire agissant à un autre (allo-) site.

Dans le cas particulier où la fixation de l'inhibiteur ne modifie pas la fixation du substrat, ou réciproquement ( KI = KIs et K1 = K1i), l'inhibiteur (dit "non-compétitif pur") diminue [E]T sans modifier la répartition entre enzyme libre et lié. Dans ce cas, c'est vmax qui est remplacée par:

vmax' = vmax / (1 + [I]/KI )

Le KM reste constant, mais il y a perte apparente de concentration d'enzyme, donc réduction de vmax.

Exemple pour un inhibiteur avec KI = 4 mM et [I] = 0, 2, 4, 8 mM,
et donc des
vmax = 5, 3.33, 2.5, 1.67 µkat
Les quatre courbes ont le même
KM à = 3mM

En double-réciproque, on obtient des droites de pentes différentes qui se croisent à -1/KM

Pour les cas plus généraux où la fixation de l'inhibiteur modifie la fixation du substrat, et réciproquement ( KI < ou > KIs et K1 < ou > K1i), les droites se croisent ailleurs que sur un axe. La position de ce point de croisement est donc importante pour déterminer le type d'inhibition.

Les inhibiteurs non-compétitifs sont des effecteurs allostériques (voir plus bas), puisqu'ils agissent ailleurs (allo-) que le site actif.

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3. Inhibiteurs incompétitifs

Selon le rapport des constantes de dissociation de l'inhibiteur, l'inhibition non-compétitive débouche dans un cas extrême formellement sur l'inhibition compétitive (si KI >> KIs) ou alors sur l'inhibition incompétitive, où l'inhibiteur ne se lie que sur le complexe ES (KI << KIs):

Dans ce cas , vmax et KM diminuent du même facteur (1 + [I]/KIs ), alors que KM / vmax reste inchangé. L'affinité apparente de l'enzyme pour le substrat augmente donc!

vmax' = vmax / (1 + [I]/KIs )

KM' = KM / (1 + [I]/KIs )

Exemple pour un inhibiteur avec KI = 4 mM et [I] = 0, 2, 4, 8 mM,
et donc des
KM apparents = 3, 2, 1.5, 1 mM
et des
vmax = 5, 3.33, 2.5, 1.67 µkat

En double-réciproque, on obtient des droites parallèles de pente constante KM / vmax

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4. Inhibiteurs irréversibles

Ces substances se fixent sur l'enzyme de manière irréversible, en général par liaison covalente. Leur effet est de diminuer la quantité totale d'enzyme disponible, leur effet sur la cinétique ressemble donc à l'inhibition non-compétitive pure (ne pas confondre!).

Comme les inhibiteurs compétitifs, les inhibiteurs irréversibles ressemblent souvent au substrat, ce qui leur permet de se fixer sur le site actif de l'enzyme, où ils peuvent réagir avec un groupe exposé, souvent d'ailleurs impliqué dans la catalyse. On développe donc souvent un tel inhibiteur à partir de la structure d'un substrat ou inhibiteur compétitif connu, en ajoutant un groupe réactif (parfois photoactivable) . Si on y ajoute un marqueur radioactif ou fluorescent, on obtient un marqueur d'affinité. Si l'inhibiteur doit d'abord être activé par l'enzyme-cible, il s'agit d'un substrat-suicide.

Pour des polymérases, un inhibiteur peut agir de manière indirecte. Ainsi les inhibiteurs de la transcriptase réverse utilisés contre des virus (en particulier HIV) sont des analogues de substrat incorporés correctement dans l'ADN. Il rendent l'ADN inutilisable comme substrat pour la réaction suivante.

Réactifs plus généraux : des composés mercuriques ou l'iodoacétate réagissent facilement avec des cystéines libres, en particulier dans les sites actifs de nombreuses enzymes, mais aussi avec des histidines. Le diéthylpyrocarbonate (DEPC) réagit avec l'histidine. Les sérines de sites actifs sont aussi souvent facilement modifiées chimiquement.

Remarque:

Beaucoup d'enzymes ont besoin d'un ion métallique comme cofacteur. On peut inhiber ces enzymes en complexant le métal pour le rendre indisponible. Ainsi la lactate déshydrogénase musculaire à besoin de Zn2+ et est inhibée par l' o-phénanthroline.
La plupart des enzymes agissant sur l'ADN (nucléases, polymérases, etc) ont besoin de Mg2+ et sont inactives en présence d'EDTA, qui entre dans la composition de tous les tampons de stockage d'ADN. Par contre les ribonucléases se passent de magnésium. On les inactive à l'aide de DEPC.

Exemples concrets d'inhibiteurs irréversibles:

Un nombre croissant de médicaments sont des inhibiteurs irréversibles. Leur développement est facilité par l'identification d'une enzyme cible, sa purification et sa cristallisation. La connaissance précise de la structure tertiaire permet l'adaptation plus précise au site actif, afin de diminuer le risque d'effets indésirable sur des enzymes apparentées. La même approche permet aussi de développer des inhibiteurs compétitifs (voir plus haut).

Les dossiers d'information pour médicaments ne sont pas toujours précis quant au mode d'action: des substances sont appelées "inhibiteurs spécifiques" sans préciser s'il sont compétitifs ou irréversibles. L'effet des inhibiteurs irréversibles est plus durable, puisque l' activité enzymatique est perdue, jusqu'à ce que l'organisme aie resynthétisé l'enzyme. Les inhibiteurs réversibles peuvent être rapidement perdus par dilution et l'enzyme retrouve alors son activité.

Voir le site The Rational Basis of Drug Design du Prof. D. Eric Walters (Finch University of Health Sciences / Chicago Medical School), qui décrit en détail les procédures suivies en particulier pour les inhibiteurs de la protéase du VIH et pour le Viagra

Exemples de médicaments qui sont des inhibiteurs irréversibles:
La pénicilline modifie de manière covalente l'enzyme transpeptidase des bactéries et les empêchant ainsi de construire leur paroi, les fragilise et les empêche de se diviser.
L'aspirine modifie chimiquement la cyclooxygénase et empêche ainsi la synthèse de prostaglandines, signaux d'inflammation. Voir aussi la structure de la cyclooxygénase et le mode d'action des anti-inflammatoires non-stéroïdiens (NSAID) sur Interactive Biochemistry (choisir "Studying Protein Structures" dans le menu principal)
L'Orlistat (Xenical®)
est dérivé de la substance bactérienne lipstatine. Il inhibe la lipase pancréatique (C50 = 0.14 µM) et empêche ainsi la résorption des graisses des aliments
Le Propecia®
inhibe la testostérone 5-a-réductase et empêche la production de la dihydrotestostérone, responsable de la perte des cheveux chez certains hommes

Exemple dangereux: Certains gaz de combat agissent en modifiant l'acétylcholinestérase, qui est nécessaire pour inactiver le neurotransmetteur acétylcholine.

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Enzymes et effecteurs allostériques

Comme l'hémoglobine, des enzymes peuvent être oligomériques et avoir un comportement coopératif. Il en découle alors une courbe sigmoïde, dont la forme dépend du degré de coopérativité.

Le modèle complet nécessite des constantes de vitesse différentes pour chaque fixation supplémentaire d'un substrat. Voici un modèle simplifié:

E + nS <=> ESn,

on peut approximativer la vitesse d'une telle enzyme par l'équation de Hill:

vo = vmax·[ S ]n / (Kh+ [ S ]n)

n est le coefficient de coopérativité ( coefficient de Hill )
et
Kh la constante de Hill, qui indique la concentration de substrat à mi-saturation. Ces deux valeurs peuvent être estimées expérimentalement.

Exemple pour n = 1, 2, 4

La présence de substrat ou de produit dans l'un des sites actifs influence l'activité des autres sites.

Exemples de n:
pour l'hémoglobine (hétérotétramère) n = 2.8
pour la phosphofructokinase (tétramère) n = 3.8 pour le substrat fructose-6-phosphate

Des effecteurs allostériques peuvent modifier la coopérativité ou la constante de Hill et activer (activateurs allostériques) ou inhiber (inhibiteurs allostériques) de telles enzymes.

Exemple 1: La phosphofructokinase, enzyme-clé de la glycolyse

fructose-6-phosphate + ATP <=> fructose-1,6-bisphosphate

La cinétique est coopérative pour le fructose-6-phosphate, mais pas pour l'ATP, à basses concentrations. A partir de 0.5 mM, l'ATP est un inhibiteur allostérique (agissant sur un autre site que le site catalytique où il est un substrat).
Autres
inhibiteurs allostériques de la phosphofructokinase: phosphoénolpyruvate, citrate
Activateurs allostériques de la phosphofructokinase: ADP, AMP, GDP, cAMP, fructose-2,6-bisphosphate, etc (selon l'organisme source). Ils se fixent tous au même site que l'ATP et l'empêchent d'avoir son effet inhibiteur.

La phosphofructokinase, qui est un tétramère, a en conformation R(elâchée) une affinité 2000x plus forte pour le fructose-6-phosphate qu'en conformation T(endue).

Le rôle de ces contrôles allostériques est de moduler l'activité de cette enzyme-clé en fonction des besoins énergétiques de la cellule. Les inhibiteurs sont tous des indicateurs d'un état de charge énergétique élévé de la cellule, alors que les activateurs sont des indicateurs d'un manque de ressources énergétiques.

Exemple 2: courbes de vitesse pour l'aspartate transcarbamylase de E. coli :

L'ATP est un activateur allostérique, le CTP un inhibiteur allostérique. Les deux se fixent sur les sous-unités régulatrices de l'ATCase. Sans ces sous-unités, l'enzyme est désensibilisée.

Note:

Des protéines peuvent agir comme effecteurs allostériques, souvent comme sous-unité d'un complexe. Elles peuvent alors moduler l'activité enzymatique en fonction d'un signal:

Calmoduline, activée par le calcium
Protéine G (par ex. Ras), active liée au GTP, mais inactive liée au GDP
Sous-unité régulatrice de la protéine kinase, qui se dissocie en présence de cAMP

Quelles réactions sont-elles soumises à un contrôle allostérique?

Typiquement des réactions "irréversibles" (c'est-à-dire à DG0' très négatif), ou les premières réactions d'un embranchement de voie métabolique, ce qui évite un gaspillage de ressources et d'énergie.

Voici le schéma de contrôles allostériques (boucles rétroactives) des voies de synthèse d'acides aminés dérivant de l'aspartate.

Toutes les réactions contrôlées rétroactivement (marquées en vert) sont les 1es réactions d'un embranchement.

Notez les trois enzymes parallèles à la première étape (aspartate kinases, utilisent de l'ATP), contrôlées chacune par un produit différent de cette voie métabolique.

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Modifications covalentes

Les enzymes sont souvent modulées par des modifications covalentes réversibles ou irréversibles.

Modifications covalentes réversibles

Ce sont des réactions dans lesquelles un groupe fonctionnel est ajouté ou enlevé à une enzyme. Ces modifications covalentes sont souvent impliquées dans la transmission de signaux externes, alors que les effecteurs allostériques adaptent plutôt aux changements intracellulaires. La modification la plus fréquente est la phosphorylation ou déphosphorylation:

enzyme + ATP -> enzyme-phosphate + ADP

La réaction est catalysée par une protéine kinase (PK) et le phosphate est en général lié à une sérine ou thréonine, à une tyrosine (protéine tyrosine kinase ou PTK) ou à une histidine (histidine kinase)
La cible d'une protéine kinase est souvent une autre protéine kinase (cascade de kinases)

Exemple: La protéine kinase activée par le cAMP phosphoryle et active plusieurs enzymes, dont la phosphorylase kinase, qui à son tour phosphoryle et active la glycogène phosphorylase, qui dégrade le glycogène dans les muscles ou le foie. La glycogène phosphorylase phosphorylée est moins dépendente de son activateur allostérique AMP.
D'autres cascades de kinases sont impliquées dans la transmission de signaux, hormonaux ou autres.

La réaction inverse est catalysée par une phosphatase:

enzyme-phosphate + H2O -> enzyme + phosphate

Autres modifications covalentes réversibles:

L'adénylylation (ajout d'un adénosine monophosphate, venant de l'ATP), par ex. de la glutamine synthase.

L'ADP-ribosylation (ajout d'un adénosine diphospho-ribose, venant du NADH).

L'ubiquitination est l'ajout (réversible) d'une protéine, l'ubiquitine, sur un groupe terminal d'une lysine (liaison isopeptidique). L'ubiquitine fonctionne comme signal de dégradation (irréversible) par les protéasomes ou comme signal d'adressage intracellulaire pour des protéines membranaires.

La réduction d'un pont disulfure (ou l'inverse, l'oxidation de deux cystéines) est une modification réversible de plusieurs enzymes impliquées dans le cycle de Calvin, chez les plantes. Elle permet de coupler l'activité d'enzymes utilisant de l'énergie à l'état de charge du photosystème I, par l'intermédiaire de la ferrédoxine réduite, qui transmet un électron à la ferrédoxine-thiorédoxine réductase (FTR), laquelle réduit le pont disulfure de la thiorédoxine oxidée. La thiorédoxine réduite peut alors réduire un pont disulfure de plusieurs enzymes, dont la fructose-1,6-bisphosphatase. Ce mécanisme est le sujet des recherches du groupe du Prof. Peter Schürmann, du Laboratoire de Biochimie de l'Université de Neuchâtel.

Modifications covalentes irréversibles:

De nombreuses protéases sont synthétisées comme précurseur inactif, qui est activé par une protéolyse partielle, une fois arrivé dans le compartiment adéquat, en général extracytoplasmique ou extracellulaire (lysosome, vacuole, espace extracellulaire ou lumière de l'intestin).

L'activité de nombreuses protéines est contrôlée par dégradation sélective: marquage par ubiquitination, suivie de la dégradation par les protéasomes.

Les protéases du système de coagulation du sang sont présentes mais inactives dans le sérum, jusqu'à ce qu'un signal active une première protéase. Une cascade d'activation des autres protéases cause alors une amplification du signal et aboutit à la production rapide de fibrine insoluble. Les protéases sont rapidement inactivées par protéolyse, évitant ainsi une coagulation généralisée catastrophique.

Il existe des cascades de protéases cytoplasmiques impliquées dans l'apoptose (ou mort cellulaire programmée).

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Hiérarchie de contrôles

L'adaptation des activités enzymatiques se fait à des niveaux et dans des temps différents:

Niveau Adaptation aux conditions Temps nécessaire
Concentrations des substrats et produits intracellulaires immédiat
Effecteurs allostériques intracellulaires, intégration du métabolisme, extracellulaires immédiat ou très rapide (selon l'effecteur)
Contrôles covalents extracellulaires (signaux hormonaux, nerveux, etc.) rapide (selon le signal)
Contrôle de l'expression du gène intra- et extracellulaires lent

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